Comme son nom l’indique, le couvre-feu « couvre » le « feu ». Celui de nos passions et de nos corps. Sans nuit, quelle utopie nous reste-t-il ?
« J’ai oublié ce que j’ai fait la veille/Mais c’était sûrement des merveilles » chantait Muriel Moreno de Niagara en 1986 sur Quand la ville dort. Jolie petite rime qui résumait l’extase des oiseaux nocturnes arpentant le bitume pour étancher leur soif de vivre, quand d’autres ne voyaient dans cette vaste immensité qu’une triste extinction des feux. La ville dort toujours, mais nous a cette fois-ci embarqué dans sa torpeur.
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La nuit est une pâte à modeler indéfiniment malléable. On la pétrit, on la malaxe, on la retourne, on l’étale, on la boulonne, on la sculpte avec nos langues, avec nos pieds, avec nos corps soudain tout élastiques. Il y a de l’infini, dans la nuit. Il y a de l’océanique aussi. On y plonge comme dans la mer, avec la joie et l’appréhension d’associer notre peau à un élément extérieur. On y plonge comme dans l’amour, aussi. Avec le besoin d’être et de renaître, de toucher le bout de l’âme et d’être moins seul, de crier à deux, à trois, à quatre, à plein. De crier de la joie d’être là.
La nuit, tout est possible. Les formes bougent, les silhouettes se floutent, les pensées se disent, les bouches s’ouvrent. La nuit, on se rencontre vraiment. On se voit sans se voir. On se voit différemment, avec la vérité des sens, avec l’envie décuplée, l’envie d’aller au bout de l’infini. La nuit, on oublie systématiquement qu’il n’y a pas tellement de bout à l’infini. On croit que le jour ne se lève plus. On y croit, on y plonge, on y nage, on s’y tamponne, on s’y cogne.
La nuit, nos corps perdent leurs fins. On les voit immenses et mouvants. On les sent pluriels et absents. On les lance dans les foules et on se prend des comptoirs. On les noie sous les étoiles, on les tord devant des concerts, dans des clubs, dans des fêtes, avec la lune et les pavés. La nuit, la rigidité du jour disparaît. La marge remplace, enfin, la page. Les codes explosent, les repères se bousculent, les mirages déboulent. La nuit, le sens se perd, la liberté déborde. On pourrait tout faire, la nuit.
La nuit, certains travaillent et d’autres non. Certains jouissent et d’autres triment. Souvent, ceux qui triment le font pour que les autres jouissent. Parfois avec exaspération. D’autres fois avec bonheur. Il faut servir des verres, des assiettes, diffuser des playlists, programmer des concerts, décharger des camions, les recharger, nettoyer les tables, balayer les sols, projeter des films, mettre en scène, réciter des textes, jouer de la musique, se faire applaudir, applaudir à son tour. La nuit, un autre monde se met en place. Un monde où l’on s’habille différemment, où les costumes tombent, où le latex sort, où les apparats ont le droit d’être, où l’on peut, enfin, choisir son masque. Un masque de clown, un masque de mime.
La nuit, il faudrait prendre en photo les trottoirs. Ceux qui accueillent celle et ceux qui travaillent et celles et ceux qui jouissent. Celles et ceux qui font les deux en même temps, aussi. Les trottoirs poisseux, crasseux, que l’on embrasserait presque tellement on les aime, la nuit. Le jour, ça éblouit mal, on se croirait aveuglés par une netteté hypocrite. Le jour, il vaut mieux fermer les yeux. Et les ouvrir la nuit. Ou les refermer. On a toujours les langues et les pieds, le corps élastique, pour tout explorer.
La nuit, c’est un monde à part. Un monde qui dérange, qui effraie, qui répugne certains qui n’ont rien compris, certains que la perte de repères dérangent, certains qui se froissent. La nuit, ça gueule, ça crie, ça hurle, ça trépigne, ça s’agite. La nuit est un enfant turbulent qui cherche à battre des records à la corde à sauter. Parfois, elle s’y prend les pieds. C’est pas bien grave, elle se relève toujours, la nuit. Avec des écorchures, des morsures, de la bave et des traces de maquillage.
Face à la pandémie mondiale, la nuit a perdu, l’équation métro-boulot-dodo a gagné. Ecrasant de tout son poids de jour trop clair, trop clinquant celles et ceux qui travaillent la nuit, celles et ceux qui ne vivent que par et pour la nuit. Engoncé.es dans nos costumes, ébloui.es par la lumière trop nette, forcé.es à la tranquillité, emmuré.es dans la solitude, nous voici au turbin pour assurer la stabilité d’une économie partielle dont beaucoup ne voient même pas les fruits. Sans la nuit, quelle utopie nous reste-t-il ? Quelle évacuation nous déchargera de nos maux ? Sans la nuit, comment étancher la soif de vivre ? Comment dire ce que nous sommes ?
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