Que reste-t-il des graffitis d’Occupy Gezi ? Globalement dissous depuis les affrontements de l’été, il reste pourtant en Turquie une culture contestataire du dessin urbain qui fait face à un pouvoir hyper encadrant qui veut tout “recouvrir de gris”. “Ces gamins deviennent des traîtres plus tard.” C’est ce qu’un policier turc a déclaré au père […]
Que reste-t-il des graffitis d’Occupy Gezi ? Globalement dissous depuis les affrontements de l’été, il reste pourtant en Turquie une culture contestataire du dessin urbain qui fait face à un pouvoir hyper encadrant qui veut tout « recouvrir de gris ».
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« Ces gamins deviennent des traîtres plus tard. » C’est ce qu’un policier turc a déclaré au père d’un jeune garçon de 13 ans qui a tagué lors d’une manifestation rattachée à Occupy Gezi en juin. Récemment interviewé par Vocativ, le père de l’adolescent explique que cette affaire les suit depuis maintenant des mois. Le garçon risque d’être placé en foyer et peut-être même la prison. Son père reconnait qu’il a pris part aux graffitis lors d’une manifestation à Çannakkale (ville de l’Ouest de la Turquie), écrivant « Mort au fascisme » et « gouvernement démission », mais il nie l’accusation qui crispe le plus la police turque, celle d’un graffiti portant la mention « fuck the police ». Le cas de de cet ado aurait surtout valeur d’exemple pour les autorités qui viseraient aussi sa famille, active parmi les opposants de gauche.
Recouvrir de gris la moindre parole dissidente
L’épisode raconté par Ilhan Tamer, le père du garçon poursuivi, est significatif de la manière dont le gouvernement turc cherche à encadrer la forme, même la plus minimale, d’expression des citoyens dans l’espace public. Au moment des épisodes d’Occupy Gezi qui secouaient l’administration Erdogan l’été dernier, le graffiti était devenu un moyen d’action pour l’opposition. Des partisans du mouvement laissaient sur le sol ou sur les murs des graffitis, souvent sous forme de messages courts et satiriques. La plupart d’entre eux étaient anonymes et faits par des manifestants qui achetaient leurs aérosols place Taksim avant d’aller taguer. Tunç « Turbo » Dindas, connu comme le pilier du tag à Istanbul depuis 20 ans, explique : « Les efforts du gouvernement actuel vont vers le fait de ‘tout’ contrôler, pas juste le graffiti. Ils mettent aussi la pression sur Internet et les médias. L’exemple le plus évident en ce qui concerne les graffitis, c’est qu’ils les effacent extrêmement rapidement. »
Chaque message dans l’espace public aurait en effet une durée de vie éclair, face à des services urbains lancés dans une chasse à la trace, qui « recouvrent de gris » la moindre parole dissidente.
La chercheuse américaine Christiane Gruber vivant à Istanbul au moment d’Occupy Gezi, explique: « c’est ce que j’appelle la bataille du gris, la bataille face au gris du béton et de l’AKP (Parti pour la justice et le développement)« . Cette spécialiste d’art visuel islamique et d’idéologie politique, présente le gaffiti turc comme étant au coeur d’un mouvement d’expansion et d’acquisition des libertés qui va continuer, bien qu’Occupy Gezi soit fini. « C’est un pouvoir de présence, une manière de dire on est là, on ne disparaît pas. Si les médias ne nous montrent pas, on va se montrer sur Facebook, sur Twitter et on va se montrer sur les murs, les murs que le gouvernement occupe et rachète. Et aussitôt qu’il y a le moindre petit signe, même un hoquet, ils essaient d’aplatir le son. Ils ont peur. »
Les affrontements entre les forces armées et les manifestants de Gezi ont pour cause apporté un véritable souffle au graffiti turc. L’art urbain s’est construit au fil des événements tout un bestiaire visuel fort et maintenant clairement répertorié. Les pingouins faisaient par exemple référence à l’encadrement des médias lors des manifestations. La télé diffusait des documentaires animaliers avec les « oiseaux » sans parler de la révolte, amenant, par force, les réseaux sociaux à devenir les réels acteurs de la crise politique. L’omniprésence des masques à gaz, parfois présents sur l’oiseau de Twitter ou rappelés de manière humoristique par les casques des clones de Star Wars, faisait aussi référence à l’usage massif des lacrymogènes. Toute une esthétique « Gezi » avait pris place sur les murs, surtout à Taksim et ses alentours.
« Puis les services de la municipalité sont venus tard dans la nuit et ont tout recouvert de gris, la couleur ennuyeuse de l’Etat » explique Aysegul, étudiante à Istanbul, « progressivement cette pratique de Gezi s’est raréfiée. » La jeune femme nous explique pourtant qu’il existe encore, sous des courants disséminés, un esprit de contestation qui se manifeste par le dessin urbain face « au gris ». Elle nous parle notamment de la « Rainbow revolution » qui consistait en août dernier à peindre les marches d’escaliers publics avec les couleurs de l’arc-en-ciel. Un ingénieur forestier avait d’abord peint, sans motivation politique particulière, les escaliers des quartiers de Findikli et de Cihangir, entraînant une repeinte en gris immédiate de la part des autorités. Les activistes de Gezi et le mouvement LGBT turc, choqués par les pratiques brutales et autocratiques du gouvernement, ont alors popularisé le mouvement, diffusé sous le hastag « #resiststeps ». Aysegul affirme: « Nous voulions exprimer la contestation pacifique de personnes venant d’horizons différents dans la société: les Kurdes, les Turcs, les hétérosexuels, les homosexuels…une fois encore, les autorités ont fait recouvrir ces marches de gris mais nous les avons repeintes à plusieurs reprises et finalement, nous avons gagné. »
Remettre de la couleur au sein de la mégapole
D’abord associée au mouvement LGBT par ses couleurs, la « Rainbow revolution » s’est révélée être un mouvement plus vaste, notamment nourri par les environnementalistes. Face à la poussée urbaine sans contrôle que connaît Istanbul avec sa pollution et de moins en moins d’espaces verts (cf. le projet de détruire le parc de Gezi pour la construction d’une mosquée), les activistes ont décidé de « remettre de la couleur » au sein de la mégapole. L’AKP, connu pour toucher de l’argent notamment grâce aux constructions urbaines, est la première cible de cette culture de « l’arc-en-ciel » riche en symbolique.
D’après Jeffrey Gibbs, universitaire américain vivant à Istanbul, une des dernières série de graffitis visait ces dernières semaines surtout le scandale de corruption Erdogan. Les tagueurs avaient parodié les affiches de propagande du Premier ministre, détournant de manière humoristique l’expression « valeur forte » écrite en lettres de feu, ou bien taguant sur les murs avec des pochoirs des portraits d’Erdogan intitulé « gros fasciste » ou « gros voleur ». Il nous parle aussi d’une série de tags d’il y a 15 jours sur les vitres de la banque Halk, impliquée dans le scandale de corruption, dans le quartier de Kadikoy. Les graffitis ont une fois encore été tout de suite recouverts de gris mais rapidement remplacés par d’autres, cette fois-ci en faveur de la minorité kurde, qui ont eux-mêmes laissé place à des graffitis contre la censure d’Internet. L’affrontement du gris et de la couleur au sein des rues turques serait devenu le symbole de la force répressive du gouvernement dans l’espace public, menacé par ce qui « couve » dans les villes depuis les épisodes de l’été.
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