Le mouvement dit des “gilets jaunes” a appelé au “blocage contre la hausse du carburant” ce 17 novembre, partout en France. Daniel Mouchard, spécialiste des mouvements sociaux et enseignant à l’université Paris III, analyse pour nous l’essor de ce mouvement non-conventionnel.
Les “gilets jaunes” peuvent-ils vraiment gêner le gouvernement ? Depuis un mois, ce mouvement né sur les réseaux sociaux, et qui se dit “apolitique”, appelle au blocage des routes et des autoroutes ce 17 novembre, pour protester contre la hausse des prix du carburant. Face à l’ampleur de la mobilisation numérique, Edouard Philippe s’est expliqué sur cette politique sur France Inter, en précisant que le chèque énergie serait élargi pour compenser le déficit de pouvoir d’achat. Mais Emmanuel Macron a répété mercredi 14 novembre qu’il ne “changerait pas de cap”. Pour décrypter cette protestation inédite, hermétique aux syndicats comme aux partis politiques, nous avons interrogé le sociologue Daniel Mouchard, spécialiste des nouveaux mouvements sociaux. Pour lui, même si le mouvement prend des formes inédites, il “reproduit des fractures territoriales et politiques préexistantes”.
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Sur la forme d’abord, ce mouvement né sur les réseaux sociaux de manière spontanée pour protester contre la hausse des prix du carburant est-il novateur ?
Daniel Mouchard – Oui au sens où les réseaux sociaux donnent des possibilités nouvelles aux mobilisations collectives depuis quelques années. La marche pour le climat de septembre dernier à Paris a une genèse comparable : elle est née de façon apparemment spontanée, et a été amplifiée par les réseaux sociaux, comme le mouvement dit des “gilets jaunes”. Cette nouveauté technologique pèse sur les dynamiques des mobilisations. Mais il ne faut jamais oublier qu’adhérer à un groupe Facebook, y participer, n’équivaut pas forcément à une mobilisation physique. Entre la mobilisation numérique et la mobilisation physique – qui reste in fine déterminante dans le rapport de force – il y a une différence. Il faudra donc voir le niveau de participation effective des “gilets jaunes” ce 17 novembre pour tirer des conclusions.
Il ne faut pas non plus oublier que ce mouvement n’est pas complètement “spontané”. En l’occurrence, les initiateurs du groupe Facebook à l’origine de l’appel au blocage n’ont pas de profil politique partisan marqué, mais ils ont des affinités préalables autour de la question de l’automobile [selon le Renseignement territorial, ils ont une passion commune pour les rassemblements automobiles, ndlr]. Ce n’est pas un effet du hasard. Pour le coup, c’est classique.
On compare souvent ce mouvement à celui des “bonnets rouges”, qui avait faire reculer François Hollande en 2013. Est-ce justifié ?
Oui, au sens où ces deux mouvements profitent beaucoup de l’effet démultiplicateur des réseaux sociaux. Mais les bonnets rouges avaient un profil politique plus marqué, avec un territoire spécifique – la Bretagne. On trouvait de façon encore plus nette un réseau d’affinités préalables qui a permis à la mobilisation de se développer très vite. Pour les “gilets jaunes”, apparemment ce n’est pas le cas. En tout cas pas à ce point là. Il y a seulement une affinité autour de la question de la mobilité, et ce n’est pas une question anodine, elle a des effets politiques majeurs.
Est-ce un hasard si cette mobilisation a trouvé un écho particulier à l’extrême droite ? Une vidéo de Frank Buhler, militant d’extrême droite, postée le 23 octobre a notamment recueilli 4,5 millions de vues…
L’extrême droite a une stratégie populiste, qui vise à agréger un maximum de mécontentements, parfois au mépris de toute cohérence politique. Ce n’est donc pas du tout étonnant qu’elle profite de cela. D’autant plus que l’antifiscalisme est un répertoire historique de l’extrême droite – le mouvement poujadiste en est l’exemple parfait. L’extrême droite a cette capacité, qui fait sa force, à agréger des mécontentements très variés.
Cependant le mouvement met un point d’honneur à se dire “apolitique” et “citoyen”. Est-ce une force ou une faiblesse ?
Du point de vue des organisateurs, c’est une force, car l’image des partis politiques est très dégradée dans la population, y compris celle des partis qui remportent des succès électoraux, comme l’extrême droite. C’est l’objet même de parti politique qui est très délégitimé dans la société française. Il y a donc une volonté très forte du mouvement de ne pas être “récupéré”, car cela porterait un coup à sa légitimité et à sa popularité.
Le système politique est très impopulaire, y compris les forces qui se disent “antisystèmes”, c’est tout le paradoxe. Ne pas y être associé est un atout dans le contexte actuel. Les leaders politiques sont d’ailleurs dans l’embarras : certains – notamment des responsables du Rassemblement national (RN) – disent qu’ils iront protester, mais “en tant que simples citoyens”. C’est dû à cette difficulté.
Ce mouvement est donc quelque part l’émanation du discrédit de la classe politique ?
Pour moi, le mouvement des “gilets jaunes” reproduit des clivages et des fractures territoriales et politiques préexistantes. Il faudra bien regarder les cartes des blocages du 17 novembre, pour voir à quoi correspond la mobilisation concrète, physique, des citoyens. Il y a fort à parier qu’elles recouperont des territoires éloignés des grands centres métropolitains, des grandes infrastructures de transports publics, et des grands flux de la globalisation. Des territoires qui se sentent donc délaissés, déclassés. Cela produit des effets politiques : d’abstention, de vote pour les partis populistes, et donc, pourquoi pas, de mobilisation. Je ne suis pas sûr qu’à Paris ou dans les grandes métropoles la mobilisation soit très forte.
Ce serait donc un mouvement de la “France périphérique” ?
Oui, à condition de bien s’entendre sur ce terme, car les thèses du géographe Christophe Guilluy [à l’origine de ce concept, ndlr] prêtent beaucoup à discussion. Pourquoi la question de la mobilité est-elle devenue aussi centrale ? C’est parce que dans un monde globalisé, elle est devenue stratégique, y compris politiquement. Ce n’est pas forcément lié à des identités territoriales comme le dit Guilluy : c’est une question d’infrastructures. En ce sens, il y a effectivement une question de périphérie.
A votre avis, le gouvernement a-t-il plus à craindre d’un mouvement citoyen comme celui-ci, que des mouvements précédents, plus classiques, contre la loi travail ou la réforme de la SNCF ?
C’est effectivement très différent. Lors des mobilisations précédentes, les syndicats étaient en première ligne. Il y avait une prévisibilité plus forte pour le pouvoir public. On pouvait anticiper un schéma de négociation assez classique, avec des phases de compromis – même si ce qui a caractérisé la méthode de gouvernement, c’était la volonté de faire passer ces réformes vite, voire en force, et de cantonner les organisations syndicales à un rôle mineur dans la négociation. Les “gilets jaunes” vont être plus compliqués à gérer pour le pouvoir politique.
C’est d’ailleurs pour ça que le Premier ministre fait des annonces sur les ondes radiophoniques pour annoncer des mesures compensatoires. On a l’impression que les médias deviennent son seul canal de communication, car il n’y a pas d’interlocuteur ou de table autour de laquelle s’asseoir. Cela représente clairement des risques pour le pouvoir politique, car le degré d’imprévisibilité est beaucoup plus élevé. Les syndicats, comme les organisations politiques, participent à une forme d’encadrement des manifestations. Ce ne sera pas le cas ce 17 novembre. Mais pour devenir véritablement gênant, il faudra aussi que ce mouvement tienne sur la durée.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
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