Source de fantasmes et victime d’a priori, le fist-fucking n’est pas la pratique sexuelle SM souvent décriée par les non-initiés. Tentative de compréhension d’un geste qui nécessite selon Marco Vidal « un principe de délicatesse ».
Au bout du fil, la voix est chantante, gorgée du soleil du sud-est de la France. On peine à lui donner un âge. “Marco Vidal est un jeune homme”, répond la voix, en riant. Un jeune homme tout ce qu’il y a de plus fictif. Pour signer un des premiers ouvrages français consacrés au fist-fucking, cette pratique qui consiste à pénétrer son ou sa partenaire à l’aide du poing, ce prof de fac qui se définit comme philosophe et critique a préféré recourir à un pseudonyme. “Je voulais éviter les mauvais coups”, explique celui qui, dans la lignée des Foucault et autres philosophes cobayes, n’a pas hésité à embrasser son sujet et se frotter à des poings inconnus. Ouvrage savant et sauvage, Fist se lit comme une passionnante enquête qui constitue à travers des récits, archives, témoignages, expériences de l’auteur, une généalogie de cette pratique transgenre, contemporaine (elle serait la seule inventée par le XXe siècle) et encore taboue.
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Comment est née l’idée de ce livre ? Vous la liez à la découverte du témoignage d’un certain Jean-Luc dans Gai-Pied, en 1981. Quelle a été la genèse de cet ouvrage et son ambition ?
Marco Vidal – Quand j’ai découvert cet entretien, j’étais un garçon romantique et j’ai entrevu une puissance du corps à laquelle je me sentais étranger mais qui me semblait fascinante. Je n’ai jamais oublié ce texte, ni cette curiosité. Dans ma vie d’adulte, quand l’occasion s’est présentée, j’ai accepté la pratique du fist-fucking même si ce n’était pas ma sexualité. Il y a quelques années, je suis retombé sur cette opinion, attribuée à Michel Foucault, qui dit que le fist-fucking est la grande invention sexuelle du XXe siècle. On en restait là. Cela a relancé ma curiosité, j’ai eu envie d’enquêter. J’ignorais totalement ce que j’allais trouver.
Cette croyance que le fist-fucking serait apparu au XXe siècle, et plus précisément dans les années 60 aux Etats-unis, posait question ?
L’idée qu’il ait fallu attendre tant de siècles pour conjoindre la main et l’anus ou le vagin paraît totalement incroyable. Il n’existe pas d’iconographie du fist, pas de trace, contrairement à toutes les perversions possibles et imaginables. Il n’y pas de témoignage ou de figure qui représente le fist-fucking. Cela paraît pourtant un geste tellement simple.
Qu’est-ce qui a freiné ce geste ?
Le premier frein, c’est le rectum, le dégoût. Les gens font la grimace dès que vous prononcez le mot de fist-fucking. Mais je ne pense pas que cela soit la raison véritable. La sodomie est devenue une pratique commune, banale. Mon hypothèse, c’est que le grand problème, contrairement à ce qu’on pourrait penser, c’est la main. Au cours de mon enquête, j’ai rencontré une proctologue. Elle m’a donné la clé : “On dit c’est sale, c’est sale, ce n’est pas parce qu’il y a du caca que c’est sale. La main, c’est sale.” Cela a été une révélation qui rejoignait ce que j’avais rencontré dans des textes, dans des rapports de médecine – la main est une puissance criminelle qui peut évidemment semer la mort.
Le fist est une des pratiques les plus sadiennes, totalement liée à la mort.
Complètement. Elle questionne le rapport à la mort de manière très paradoxale. Cela ne peut devenir une pratique sexuelle et amoureuse qu’à partir du moment où les puissances criminelles sont domptées. L’anthropologue Gayle Rubin le dit très bien : il faut énormément de douceur et de délicatesse pour pénétrer le corps de son partenaire et faire de cette pénétration une caresse et non une destruction. La mort est là mais il y a un renversement de la mort en douceur. Au fond de toute passion, disait Sade, il y a un principe de délicatesse. Au fond du fist, il y a un principe de délicatesse. Sans quoi, cela ferait des assassins en série.
Quels sont les premiers signes visibles de la culture fist qui apparaît dans la Californie des années 60 ?
Un des premiers héros du fist est Steve McEachern. Il arrive à San Francisco dans les années 60, vit toute la contre-culture sexuelle et urbaine et découvre la culture du fist. Dans les années 70, pour faire plaisir à un amant, il aménage une sorte de donjon consacré au fist et destiné à faire plaisir à leurs amis. Très vite, ce lieu, The Catacombs, s’agrandit et acquiert une réputation dans le monde entier. Ça devient la mecque du fist-fucking. La mort de McEachern est spectaculaire : il décède en 1981 en pleine action, sur un sling, d’une crise cardiaque.
Le fist ne se limite pas au milieu gay masculin – votre livre parle du rôle joué par certaines lesbiennes ou des transsexuels tels que Pat Califia, ou par des femmes bisexuelles. Comment expliquer toutefois que la majorité des témoignages restent gays ?
Certaines lesbiennes organisaient en effet dans les années 70 des séances où des femmes se mêlaient à ces hommes gays et pratiquaient le fist. Elles dépassaient le clivage gay/lesbien dans des plaisirs absolument transgenres. Les formes dont on a un témoignage sont homosexuelles parce que ce sont celles qui se sont inscrites dans l’espace social. David Halperin raconte que Gayle Rubin a ainsi trouvé le témoignage d’une course organisée par des fist-fuckers dans les années 60. C’étaient des communautés qui avaient pignon sur rue et assumaient la nature de leur plaisir. Je n’en ai pas trouvé la trace chez les hétérosexuels.
Vous expliquez également que le fist est très éloigné du SM.
Pourquoi ?
Ce sont des pratiques marginales, qui avaient lieu sur les mêmes territoires. Le vocabulaire même du fist, “top/bottom” et ses variations, est emprunté au SM. En dépit de cela, on voit vite que l’humeur de ces deux pratiques est très différente. Il n’y a pas de décorum dans le fist. C’est une pratique qui n’est pas théâtralisée. Le SM est plus baroque, le fist est un oratorio. Les fist-fuckers trouvaient également le SM trop violent. Donc ces deux communautés se sont affirmées de manière très autonome.
Vous parlez de Johan – Mon été 75, film de Philippe Vallois projeté à Cannes en 1976. C’est la première fois qu’on voit un fist en France ?
C’est une scène extrêmement forte. Dans les bonus du DVD, Philippe Vallois raconte qu’elle lui a été suggérée sur le plateau. Quelqu’un lui aurait dit : “C’est ce qui se passe aux Etats-Unis.” Comme il abordait avec son film la question de l’homosexualité de façon très frontale et contemporaine, il l’a intégrée. J’en parle aussi dans mon livre pour montrer que la généalogie du fist, ce n’est pas simplement les films porno sur le net mais aussi le cinéma d’auteur.
Dans la seconde partie du livre, en revisitant de nombreux ouvrages, vous tentez d’éclairer quelles furent les prémices esthétiques et philosophiques du fist.
Je me suis dit que si on ne trouvait pas de fist dans l’histoire, c’est parce qu’on cherchait une forme contemporaine, et que si on acceptait de la faire un peu varier, de l’assouplir, on pourrait alors la deviner. Dans La Philosophie dans le boudoir, madame de Saint-Ange met son poing dans le rectum de Dolmancé. Mais si l’on se replace dans le contexte sadien, c’est plus une sodomie qu’un fist-fucking. Là, la main est un phallus. Mais c’est très intéressant qu’en 1795 on ait la figuration de cette pratique.
Vous voulez dire que c’est une sodomie parce que politiquement ce poing n’est pas encore devenu un fist ?
L’imaginaire de Dolmancé, c’est l’empalement. Il y a donc un imaginaire de la punition et de la dérivation de cette punition vers le plaisir. Le poing de madame de Saint-Ange, c’est une punition, un phallus, une façon de jouir de la punition. Pour moi, ce poing est très phallique, criminel. Je pense que le fist-fucking ne devient une pratique sexuelle que lorsque ce poing est dompté. Que lorsque la main devient véritablement une caresse, refoule sa puissance criminelle pour devenir un poing d’amour. Le fist-fucking, c’est un poing d’amour.
Le fist se dissocie du phallus ?
Totalement.
Est-ce en cela que c’est un geste de la modernité, transgenre ?
Oui. Le phallus, c’est à la fois un organe et un symbole. En tant qu’organe, sa grande fonction est celle de pénétration. Sa fonction symbolique est de créer un ordre et une hiérarchie. Foucault disait que dans l’Antiquité, il n’y avait pas d’homosexualité. Il y a des rapports entre passifs et actifs. La position passive, c’est alors la position infamante. Un homme actif ne perd pas ses prérogatives viriles, qu’il sabre une femme ou un autre homme. Etre sabré, c’est le signe d’une infériorité. Le phallus, c’est donc une certaine hiérarchie symbolique qui découle d’une pénétration. Dans le fist, la pénétration n’en est pas une. C’est une pénétration qui se nie comme une pénétration, c’est d’abord et avant tout une caresse qui se dissocie de la génitalité. Il y a peu d’orgasme dans la pratique du fist-fucking.
Ah bon ?
Il y a peu d’érection. Certains adeptes se masturbent avant pour ne pas être encombrés par l’érection et avoir une jouissance uniquement liée au fist, qui ne passe pas par l’éjaculation.
Comment expliqueriez-vous le plaisir particulier lié au fist ?
C’est un plaisir qui dépasse les organes qui sont en jeu, le rectum et la main. La main qui pénètre le rectum a des résonances dans le corps entier des deux partenaires. Pour moi, c’est supérieur à un coït.
Vous parlez de douceur, de main domptée. Ne pensez-vous pas que certains adeptes sont excités par la possibilité de mort, de violence ?
C’est ce qu’on peut voir dans certaines vidéos sur le net. Je décris deux scènes dans mon livre où un des partenaires, saturé de drogues, convulse. Cette partie noire m’intéresse peu. Je pense qu’il y a davantage une ascèse érotique dans le côté caresse. Je parle aussi dans mon livre d’Amerifist, un Noir américain monumental avec des mains énormes, qui est un fister d’exception. Il n’y a aucune violence. Il vient souvent à Berlin. Je l’assimile à un Achille moderne.
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