[Leïla Slimani, rédactrice en chef] Cette récupération par le capitalisme ne doit pas faire oublier que le féminisme, c’est aussi la guerre.
Il y a un certain génie du capitalisme néolibéral, nul ne peut le nier. Voyez comme la société de consommation dévore tout. Elle fait de l’argent même avec les causes les plus pures et elle pousse le vice jusqu’à ériger ses ennemis en icônes. Qui n’a jamais acheté un mug Che Guevara ou un T-shirt sur lequel s’affichait le visage de Gandhi ou de Mère Teresa ? Aujourd’hui, c’est le féminisme qui est devenu tendance, et toutes les industries, de la mode au cinéma, ont intégré cette donnée au sein de leur département marketing. Qu’il y ait, parmi ceux-là, des âmes sincères, je n’en doute absolument pas.
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Mais, ces derniers mois, je m’étonne de voir le féminisme cuisiné à toutes les sauces : séries dites féministes sur Netflix, lingerie féministe, littérature enfantine qui se prétend engagée pour les femmes. Commence à apparaître ce qui s’apparente pour moi à un féminisme de pacotille, sans réelle profondeur, qui n’a pas d’autre but que de vendre du textile, des places de cinéma ou du rouge à lèvres. Les Américains ont déjà un nom pour cela : le femvertising.
Ce féminisme un peu vulgaire a tendance à confondre l’empowerment, et donc le souci d’émancipation, avec la brutalité et la vénalité. Voyez ces films de superhéroïnes, dont les spectateurs se gaussent qu’elles sachent se battre comme les hommes et faire preuve de la même violence aveugle. Etre féministe peut-il consister simplement à faire concurrence aux hommes sur le terrain de l’appétit pour l’argent et pour le pouvoir ? La question de l’argent a toujours été au cœur de la réflexion féministe, puisque dépossédées de la moindre autonomie financière, les femmes ne pouvaient pas faire de choix réellement libres et ont vécu dans la dépendance à l’égard de leurs époux. Mais Virginia Woolf ou Simone de Beauvoir, lorsqu’elles défendent la nécessité d’avoir de l’argent à soi, n’en font pas le but de leur existence. Et elles étaient toutes les deux conscientes que le système capitaliste, dirigé par des hommes, était aussi responsable du fait que 70 % des personnes les plus pauvres de la planète sont des femmes.
Plus proche de tous les opprimés
Dans mon roman Chanson douce, le personnage de la belle-mère, qui a fait Mai 68, est en conflit avec la jeune avocate Myriam, dont elle critique le mode de vie et la dévorante ambition professionnelle. Paul, son fils, lui fait remarquer alors : “Les femmes sont des capitalistes comme les autres.” Même les féministes, qui revendiquent l’émancipation et l’égalité, se rendent parfois coupables d’oppression. L’exploitation de la femme par la femme existe, il n’y a pas de raison de le nier, et la sororité est un concept qui masque parfois l’entre-soi des femmes blanches, éduquées et appartenant aux classes bourgeoises. C’est d’ailleurs pour cela que la place des nounous d’enfants m’a tellement passionnée, parce qu’elle raconte l’envers de l’émancipation des femmes par le travail, parce qu’elle représente une espèce de couche cachée du féminisme bon ton.
“Pour moi, la prise de conscience féministe n’a pas été seulement prise de conscience de mon genre”
Le féminisme doit être révolutionnaire. Il ne peut se résumer à la volonté de supplanter les hommes dans un système néolibéral dont ils tirent la majorité des bénéfices. Le féminisme devrait remettre en cause les structures mêmes de ce système et s’insurger contre toutes les injustices. Pour Elsa Dorlin, auteure de Black Feminism (L’Harmattan, 2007 – ndlr), l’intersectionnalité se définit comme “un courant de pensée qui, au sein du féminisme, a défini la domination de genre sans jamais l’isoler des autres rapports de pouvoir, à commencer par le racisme ou le rapport de classe”. Pour moi, la prise de conscience féministe n’a pas été seulement prise de conscience de mon genre. Parce que j’étais dominée et que je percevais l’injustice d’avoir moins de poids, moins de voix du simple fait d’être née femme, je me suis sentie plus proche de tous les opprimés, de tous les discriminés au nom de leur sexualité, de leur couleur de peau ou de leur religion.
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Nous, les femmes, sommes les mieux placées pour porter ces combats universalistes, en faveur de l’égalité, de la dignité, de la reconnaissance sociale de toutes les minorités. Le féminisme ne peut se résumer à mettre en avant des femmes fortes, puissantes, riches ; à ériger en modèles des superhéroïnes. Il doit aussi être le combat des sans-voix, de toutes celles et ceux que le féminisme glamour, version Hollywood, a tendance à oublier.
Le féminisme n’est pas doux et joli
Je ne veux pas adopter ici une posture morale et condescendante. Au fond, tant mieux si le féminisme est tendance. Les voix d’une Beyoncé ou d’une Alicia Keys vont influencer des millions de petites filles. Tant mieux si les affiches publicitaires nous offrent des images de corps plus réalistes, si de grandes marques s’engagent dans le combat, si des icônes de la pop culture embrassent la cause. Mais, sous cette belle patine, ne risquons-nous pas d’oublier le destin de celles-là mêmes pour qui nous nous battons ? Plutôt que d’être une vague, qui balaierait tout sur son passage, le féminisme n’est-il qu’une vogue, qui plaît aujourd’hui et qui demain lassera ?
Les suffragettes n’étaient pas les adorables militantes que le cinéma nous dépeint parfois, mais des femmes qui ont fait la grève de la faim
Comme nous le rappelait Virginie Despentes dans King Kong théorie, n’oublions pas “les moches, les frigides, les mal baisées, les imbaisables, toutes les exclues du grand marché à la bonne meuf”. Le féminisme n’est pas doux et joli. Rappelons-nous que les suffragettes n’étaient pas les adorables militantes que le cinéma nous dépeint parfois, mais des femmes qui ont fait la grève de la faim et que le pouvoir anglais a gavées de force, jusqu’à en tuer certaines.
Le féminisme, c’est aussi la guerre. Celle des Iraniennes, qui prennent des coups de fouet et dorment en prison pour avoir enlevé leur foulard. Celle des Congolaises, qui ont subi par centaines de milliers des viols et des mutilations sexuelles. Celles des Mexicaines, dont 43 % sont victimes de violences conjugales et de meurtres. Celles des mères célibataires, des travailleuses pauvres, des mineures mariées de force. Il y a quelques semaines, j’étais à Guadalajara (au Mexique – ndlr) avec des militantes argentines, chiliennes et mexicaines. Des femmes qui sont l’objet de menaces de mort parce qu’elles militent contre les féminicides et pour le droit à l’avortement. L’une d’elles, qui portait au poignet ce foulard vert qui est leur signe de ralliement, m’a dit en riant : “Nous ne voulons pas seulement avoir une place à une table monopolisée par les hommes. Nous voulons avoir un avis sur le menu, le service et, surtout, les convives.”
Viva la revolución !
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