A l’image de la sortie déplorable de Nadine Morano, nous vivons ce que trois historiens critiques appellent l’âge du « Grand Repli ». Il y a bien quelque chose de détraqué dans l’ordre du vivre-ensemble, que tente de comprendre ce livre éclairant et inquiétant.
S’il n’y avait que la misérable intervention de Nadine Morano sur le peuple « de race blanche » chez Laurent Ruquier samedi dernier pour signifier quelque chose de détraqué dans la société française, on pourrait ne pas s’inquiéter outre mesure de la tenue du débat public actuel. Le problème reste que Morano, aussi démesurée soit-elle, reflète un état inquiétant qui dépasse le cadre de sa subjectivité désolante.
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Symptôme du « Grand Repli » analysé par trois historiens – Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Ahmed Boubeker -, Nadine Morano n’est qu’un visage réactionnaire parmi tant d’autres, dont l’actualité ne cesse de nous rappeler l’intensité névrotique. Le livre de ces trois auteurs, notamment connus pour leurs travaux sur le postcolonialisme, dresse de manière précise et documentée ce tableau transversal de la société française pour « essayer de comprendre comment les thèses les plus opposées à l’héritage démocratique républicain peuvent désormais être partagées par nombre d’intellectuels, de journalistes, d’hommes politiques et publics, et plus largement par nombre de citoyens anonymes, créant une dynamique de régression inédite depuis les années 30, temps de l’apogée impérial ».
De la déferlante du néo-racisme à la haine de l’islam
Il y a bien « quelque chose de détraqué dans l’ordre du vivre-ensemble », soulignent les auteurs, lucides sur le fait qu’un slogan comme « je suis Charlie », aussi rassembleur soit-il, « ne suffit pas à fonder un récit partagé dans la durée ».
A partir d’un diagnostic critique des basculements politiques des trente dernières années, Bancel, Blanchard et Boubeker éclairent admirablement de quoi le « grand repli » est le signe. Des débats pipés sur la laïcité aux crispations sur le modèle intégrationniste qui échoue à faire société commune, de la déferlante du néo-racisme à la haine de l’islam, de la fuite en avant identitaire au passage de la théorie du déclin à celle du grand remplacement…, les auteurs mettent à jour tous les impensés et les dérives d’une société française crispée sur l’idée fantasmée qu’elle se fait de son passé. Le Grand Repli, c’est ainsi « cultiver l’aigreur et l’agressivité contre les minorités, tourner le dos au monde, en étant gouverné par la peur ». Plus personne ne sait affronter « les ayatollahs médiatiques de l’identité » qui occupent le terrain face à l’évidence des transformations au sein d’une société chaque jour plus multiculturelle.
Une parole politique incapable de reconnaître les nouveaux visages de la société française
« La férocité avec laquelle opèrent, sur le plan politique, les prédictions eschatologiques des fanatiques de l’identité française, de la laïcité d’exclusion et de la guerre contre les communautarismes est stupéfiante, aussi bien dans la libération d’une parole raciste que dans les mesures sécuritaires ou les politiques migratoires et d’asile « , déplorent les auteurs.
Le Grand Repli, c’est ainsi celui d’une parole politique incapable de reconnaître les nouveaux visages de la société française, incapable de contrer la montée en puissance d’une lecture raciale de la société, inapte à déconstruire la nouvelle doxa d’une islamisation de la France, véhiculée par une droite décomplexée et de plus en plus proche des thèses frontistes… Les historiens observent avec raison que « l’insécurité culturelle » est devenue un sujet obsessionnel chez les politiques, s’appuyant sur des chercheurs en quête de nouvelles clés d’explication pour sortir du malaise identitaire français (Laurent Bouvet). Les effets de cette parole politique sont redoutables. « L’opinion, hébétée, est la cible privilégiée des penseurs réactionnaires qui ont réussi le tour de force de faire croire à une bonne partie des perdants de la mondialisation néolibérale que les immigrés et leurs descendants seraient à l’origine de leur fragilisation ! ».
Le retour décomplexé du racisme et de l’ordre sécuritaire
Le parti des « on est chez nous « est devenu le premier de France : « c’est désormais un mélange particulièrement explosif de rejet de l’autre ouvertement affirmé et de déclinisme qui alimente le retour décomplexé du racisme et de l’ordre sécuritaire ».
Le Grand Repli, c’est aussi « le naufrage de la pensée d’une génération passée du col Mao à la cocarde républicaine », peuplée de « nouveaux réactionnaires qui semblent incapables de dissocier l’Etat de la société et d’imaginer que le vivre-ensemble est une dimension constitutive du politique ».
Face à toutes les paniques morales qui ne cessent ainsi d’envenimer le débat public, les trois auteurs font œuvre d’historien, sur le modèle de Walter Benjamin qui définissait ainsi son geste : « s’emparer d’un souvenir tel qu’il surgit à l’instant du danger ».
Redéfinir et transformer la scène intellectuelle et politique
Cette réflexion importante fait écho au Manifeste pour une contre-offensive intellectuelle et politique publié récemment dans Le Monde par deux intellectuels inquiétés par le climat de haine actuel et le silence affligeant de la gauche, Geoffroy de Lagasnerie et Edouard Louis. Face aux idéologues qui mènent une offensive pour imposer les pulsions les plus mauvaises dans l’espace public, populisme, islamophobie, misogynie, xénophobie, homophobie, antisémitisme ou racisme, criant à la censure dès qu’ils sont critiqués et nommés comme ils doivent l’être (« on n’a plus le droit de rien dire ! »), il s’agit de « redéfinir et transformer la scène intellectuelle et politique ». Pour ce faire, il s’agit d’intervenir le plus possible, occuper l’espace. La fin du Grand Repli ne pourra s’opérer qu’à partir de ce principe d’intervention, plus que jamais nécessaire.
Jean-Marie Durand
Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Ahmed Boubeker, Le Grand Repli (préface d’Achille Mbembe, postface de Benjamin Stora, La Découverte, 200 p, 14,50 €)
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