En 2010, de nouvelles lignes de fractures sont apparues dans le champ intellectuel. Là, comme dans le reste de la société, les enjeux sont politiques.
La France ne s’ennuie pas, elle s’énerve. A rebours de l’idée reçue de la disparition des intellectuels et de l’absence d‘idées neuves, quelques débats ont provoqué de vifs ébats cette année. La vie de l’esprit bouge toujours en France, en dépit de l’impression de son effacement sous la vacuité du débat politique et des artifi ces de l’actualité. Retour sur les points de friction qui ont rythmé le débat public, tendu, alerte, inquiet.
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La jeunesse sacrifiée
Les travaux de chercheurs comme Louis Chauvel, Cécile Van de Velde ou Camille Peugny le soulignent : la jeunesse subit de plein fouet à la fois la crise économique et l’aveuglement des politiques publiques depuis trente ans.
Chômage de masse, déclassement, logement impossible, suicide… : la jeunesse est victime de ce que Louis Chauvel appelle une “rupture unilatérale du pacte générationnel, faite à leur défaveur par leurs propres aînés“. Une fracture générationnelle multiple et d’autant plus diffi cile à ressouder qu’elle est silencieuse et déniée.
En France, où la cohésion sociale s’est historiquement structurée autour de l’école et du mérite républicain, le système éducatif, dans lequel l’origine sociale et les diplômes pèsent plus que tout sur la réussite, échoue à enrayer les inégalités et à offrir un horizon rassurant à la jeunesse. Au coeur de ce monde incertain et de cette crise d’inquiétude, le sort de la jeunesse empire : la grande transformation du capitalisme financier a bouleversé les chances de vie des générations.
Onfray contre la subversion freudienne
En avril, le brûlot, rapidement best-seller, de Michel Onfray déclenche une vive polémique intellectuelle. L’auteur entend y démonter les vertus de la psychanalyse. Son Crépuscule d’une idole, l’affabulation freudienne, largement médiatisé, fait simplement écho à un esprit du temps favorable aux théories comportementalistes, à l’isolement sécuritaire, au déni de l’étrangeté de la psyché…
Contre Onfray, les psys réaffirment leur approche pertinente des souffrances actuelles : en portant une attention au détail de chaque histoire individuelle, en reconnaissant la dimension confl ictuelle des êtres, la psychanalyse construit un savoir, devenu ultrasubversif face à la sinistre normalité incarnée par Michel Onfray.
Une vision culturaliste de la violence sociale
Dans un autre best-seller de sciences sociales, Le Déni des cultures, le sociologue Hugues Lagrange établit un lien entre délinquance et origines culturelles dans les cités sensibles. Pain bénit pour les racistes rampants et les idéologues xénophobes, Le Déni des cultures confond principe de causalité et principe de corrélation et prête à la plus grave des confusions en mettant l’accent exclusif sur l’origine, qui explique tout, surtout le pire, et en imputant aux étrangers les problèmes de la société française.
Le livre néglige du coup l’essentiel : les discriminations sociales, horizon impensé des adeptes du rejet obsessionnel de l’étranger, autour duquel Guillaume Le Blanc écrit un splendide livre, Dedans, dehors, la condition d’étranger (Seuil).
Les revendications égalitaires contre l’oligarchie
Comment renouveler les conceptions du souci des autres, de la sollicitude, du soin ? L’éthique du “care“, issue d’un courant philosophique anglo-saxon (Carol Gilligan, Joan Tronto…) et médiatisée par Martine Aubry, repose sur la nécessité morale et politique d’aider les personnes vulnérables.
Le texte récent du PS sur “l’égalité réelle“, inspirée des travaux du sociologue François Dubet dans Les Places et les chances (Seuil), se nourrit aussi du cadre du “care » qui n’énerve que ceux qui abordent la chose politique comme un champ déconnecté des idées.
La question de la montée des incertitudes s’incarne dans le mouvement social de l’automne : au-delà des retraites, le confl it illustre le scandale de la répartition de plus en plus inégalitaire des richesses. Le retour de la guerre sociale est aussi l’indice d’un rejet massif du néolibéralisme, de la puissance des oligarchies financières associées aux élites politiques, comme l’analysent le couple de sociologues Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon dans leur livre plébiscité en librairie Le Président des riches, enquête sur l’oligarchie dans la France de Sarkozy (Zones).
Plus globalement, la colère qui monte débouche sur des formes de désobéissance éthique réactivées (cf. Elisabeth Weissman, Sandra Laugier et Albert Ogien). La désobéissance, à défaut de représenter une stratégie pérenne, indique combien la fracture entre les citoyens et les tenants de l’ordre néolibéral s’est creusée.
L’instrumentalisation de l’Histoire
En annonçant en septembre sa décision de créer la Maison de l’Histoire de France sur le site des Archives nationales, Sarkozy met la communauté des historiens en colère. Le projet déclenche une opposition farouche de la part de chercheurs qui dénoncent les usages politiques de l’histoire, l’instrumentalisation des commémorations et ce que l’historien Nicolas Offenstadt appelle la “réécriture du roman national“.
La polémique renvoie à la question sensible de “l’identité nationale“, à propos de laquelle le débat absurde et idéologiquement orienté voulu par le gouvernement a totalement échoué. Les historiens dans leur grande majorité dénoncent la vision étriquée, fi gée et strictement muséale de l’histoire de France. La Maison brûle, comme le torchon entre l’Etat et les chercheurs : l’histoire est redevenue un enjeu clé du débat public.
Les horizons incertains de la gauche
Si la critique du néolibéralisme se renforce, elle ne débouche que confusément sur des horizons prometteurs pour la gauche de gouvernement. L’air du temps souffle à droite en Europe. Pour le linguiste italien Raffaele Simone, auteur d’un essai remarqué, Le Monstre doux (Gallimard), les idéaux de gauche peinent à s’incarner dans l’espace politique parce que la droite peut compter sur un paradigme culturel dominant : l’indifférence pour l’intérêt général. La gauche sera-t-elle capable d’articuler un discours en accord avec le rejet massif des gouvernements occidentaux qui ont fait de la crise un levier paradoxal du renforcement des politiques néolibérales ?
Le temps déréglé
Le temps, lui aussi, est devenu un problème et une source d’anxiété. Nous n’avons plus de temps alors que nous en gagnons toujours plus. Pour le philosophe allemand, Hartmut Rosa, auteur d’Accélération, c’est à une “crise du temps » que nos sociétés sont confrontées : une “pétrification de l’histoire« , dans laquelle plus rien d’essentiel n’advient, en dépit de la rapidité des changements en surface. Une grande part de la mélancolie contemporaine se joue aussi dans la furie de ce temps qui nous échappe.
Jean-Marie Durand
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