Refuser d’appliquer une loi déjà votée pour lui préférer une expérimentation : c’est la pirouette à laquelle se livre le gouvernement avec le CV anonyme.
Dans les tuyaux depuis le rapport « Des entreprises aux couleurs de la France » de l’Institut Montaigne en 2004, défendu par le président Chirac en décembre 2005, le CV anonyme est obligatoire pour les entreprises de plus de 50 salariés depuis la loi sur l’égalité des chances du 31 mars 2006. Encore faut-il que le gouvernement prenne des décrets d’application pour que la loi entre en vigueur, ce qu’il refuse de faire.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
A la place, le commissaire à la diversité et à l’égalité des chances Yazid Sabeg, soutenu par le ministre du Travail Xavier Darcos, son secrétaire d’Etat à l’emploi Laurent Wauquiez et le ministre de l’immigration Eric Besson ont lancé le 3 novembre une « grande campagne d’expérimentation de cet outil ». Supposant donc qu’une mesure théoriquement obligatoire ait encore besoin d’être testée…
En quoi ça consiste ?
Pendant six mois, 50 entreprises dans sept départements (Paris, Seine-Saint-Denis, Nord, Rhône, Bouches-du-Rhône, Bas-Rhin, Loire-Atlantique) vont expérimenter ce mode de recrutement. L’opération sera ouverte à toute entreprise volontaire, quelle que soit sa taille.
Le Pôle emploi enverra les CV aux entreprises qui recrutent, après un retrait des nom et prénom, adresse postale et mail, sexe, âge ou date de naissance, nationalité, situation familiale, photo des candidats. Autant de critères sur lesquels pourrait se fonder une discrimination. Le retrait sera effectué soit par le Pôle emploi, soit par des cabinets de recrutement qui ont décidé de s’associer à l’opération : Adecco, Adia, Manpower et les douze cabinets de recrutement adhérents de l’association « A compétence égale » (engagée dans la lutte contre les discriminations). Publics visés : le seniors, les femmes, les personnes d’origine étrangère et les handicapés.
Fin avril 2010, le Centre de recherche en économie et statistique (CREST), affilié à l’INSEE, au CNRS et à l’Ecole d’économie de Paris, doit rendre ses conclusions sur l’expérimentation.
Pourquoi ne pas appliquer la loi ?
Fin 2006, le gouvernement justifiait son refus de prendre les décrets d’application par la nécessité de respecter le dialogue entre les partenaires sociaux. « L’idée, c’est que cela passe par la voie de la négociation et de l’expérimentation », soulignait à l’époque Jean-François Copé. L’accord national interprofessionnel du 11 octobre 2006 prévoyait un test du CV anonyme dans les entreprises volontaires et un bilan, au plus tard au 31 décembre 2007. Cette évaluation n’a jamais eu lieu.
En décembre 2008, Nicolas Sarkozy réitérait sa volonté de voir appliquer le CV anonyme dans son discours de Palaiseau. « Je souhaite que le CV anonyme devienne un réflexe pour les employeurs« , déclarait-il alors. En mai 2009, Yazid Sabeg rendait un rapport à l’Elysée, préconisant l’expérimentation du CV anonyme de juin à décembre 2009, remise d’un rapport à la clé. Ce n’était semble-t-il, pas encore le moment de l’écouter.
Le sénateur centriste à l’origine de la loi de 2006, Nicolas About, commence lui aussi à trouver le temps long. « Il y a plusieurs années que j’ai fait adopter un amendement au Sénat, et donc à l’Assemblée nationale, sur ce CV anonyme. Et curieusement, il n’a pas été mis en œuvre, c’est donc qu’il y a un problème » a-t-il noté récemment.
Alain Gavand, président de l’association A compétences égales, se veut optimiste cette fois-ci. Il salue un « dispositif de grande ampleur, soutenu par trois ministres et la volonté ferme du président de la République ». Quand on lui fait remarquer qu’une loi, signe on ne peut plus clair de volonté politique, est restée lettre morte, le recruteur considère que la période actuelle est « plus propice ». « Les entreprises sont plus mûres », estime-t-il. Le serpent de mer viendrait donc de là : il fallait attendre que les entreprises mûrissent….
Le CV anonyme est-il déjà testé ?
Certaines entreprises et agences de Pôle emploi ont décidé d’expérimenter la mesure. De grands groupes comme L’Oréal, Accor, Axa, la Snecma ou PSA-Peugeot-Citroën recrutent une partie de leur personnel par ce biais.
Pour l’instant, ministres, chercheurs et entreprises s’accordent à dire qu’aucun bilan ne peut être dressé des expérimentations actuelles, menées à trop petite échelle. « Ces expériences ne sont pas encore assez nombreuses pour être concluantes », a déclaré Laurent Wauquiez à 20 minutes. Jean-François Amadieu, directeur de l’Observatoire des discriminations, ne dit pas autre chose.
« On n’a pas d’évidence scientifique qui permette de comparer l’avant et l’après anonymation du CV dans les entreprises, pratique encore balbutiante en France même si les choses progressent. Pour le moment on a surtout le témoignage d’entreprises. »
Claude Bébéar, ancien président du directoire d’Axa, était à l’origine du rapport de l’Institut Montaigne. Sa compagnie d’assurance pratique le CV anonyme depuis 2005, et estime que cette mesure a permis le recrutement de « plus de femmes, de seniors, de personnes d’origine étrangère », selon son porte-parole Eric Lemaire. 20% des nouveaux commerciaux de l’entreprise ont été recrutés par cette procédure, qui vient d’être étendue aux postes de cadres. L’entreprise a obtenu le « label diversité ».
Malgré une expérimentation qui dure depuis quatre ans, la compagnie se révèle incapable de dresser un bilan pour savoir à quelle catégorie de personnes la mesure a le plus bénéficié. « Nous n’avons pas le droit d’utiliser des critères ethniques », explique Eric Lemaire. « Nous voulions mesurer cette diversité, mais c’est impossible ».
On lit parfois que « lorsque les CV sont anonymes, on multiplie par trois les chances d’une personne avec un patronyme africain ». En raison de l’interdiction des statistiques ethniques en France, les seules estimations sur la pratique du CV anonyme dans notre pays, viennent d’une étude du Bureau international du travail en 2007 ou de campagnes de testing isolées.
Pour contourner cette interdiction, Axa annonce pratiquer en ce moment une étude, basée sur le volontariat (et, à nouveau, l’anonymat), qui permettrait peut-être d’en savoir plus. Les employés recrutés grâce au CV anonyme répondent à quelques questions : « quelle est votre nationalité ? », « quelle est la nationalité de vos parents ? » « avez-vous le sentiment d’appartenir à une minorité visible ? ». L’entreprise espère ainsi dresser un bilan d’ici la fin de l’année. Le CREST, qui doit rendre une évaluation dans six mois, ne sera-t-il pas confronté aux mêmes difficultés de mesure ? « On a hâte de savoir comment ils vont traiter le sujet », se régale d’avance Eric Lemaire.
{"type":"Banniere-Basse"}