Entre grèves, négociations et émeutes, neuf voix d’intellectuels antillais se sont élevées pour contester le capitalisme contemporain et réclamer une politique qui rompe avec le post colonialisme.
Comme dans tout dialogue de sourds, c’est une violence privée de mots qui a frappé au cœur de la grève générale entamée en Guadeloupe le 20 janvier. La mort d’un syndicaliste de la Confédération générale du travail de la Guadeloupe, Jacques Bino, et des tirs sur les forces de l’ordre, dans la nuit du 17 au 18 février, sont venus sceller la radicalisation du conflit.
Un engrenage que ni l’Etat ni le collectif LKP (Liyannaj kont pwofitasyon, “Ensemble contre l’exploitation outrancière”, qui rassemble 48 organisations de l’île) ne semblent plus maîtriser. La veille, Victorin Lurel, président du conseil régional, avait décrit une île “au bord de la sédition”, où “les tensions sont montées d’un cran parce que l’Etat n’a pas respecté sa parole”. Quelques heures après, la scénographie habituelle des violences urbaines – barricades, jeunes casseurs à cagoule – venait ajouter une chape de silence sur le mouvement social ultramarin.
Pourtant, si l’on revient en arrière, une prise de parole est venue rompre les atermoiements du gouvernement et l’assourdissant mutisme du chef de l’Etat : il s’agit du manifeste signé de neuf intellectuels antillais pour “des sociétés post-capitalistes” (voir encadré), pavé dans la mare aussi incongru qu’une édition de La Princesse de Clèves dans un boudoir de l’Elysée.
Inutile d’y chercher les prescriptions bureaucratiques d’un plan de relance : le texte paru en ligne le 16 février s’attarde sur ce qui manque à la discussion, “aux aspirations diffuses, encore inexprimables mais bien réelles” d’une grève que les auteurs jugent “légitime, et plus que bienfaisante”. La terminologie du manifeste a de quoi faire grincer les dents des ennemis des vieilles lunes crypto-marxistes. Son mot d’ordre se veut lyrique et politique. “Derrière le prosaïque du “pouvoir d’achat” ou du “panier de la ménagère” se profile l’essentiel qui nous manque et qui donne du sens à l’existence, à savoir : le poétique.”
C’est pourtant sur cette question du “panier de la ménagère” – le “relèvement d’au moins 200 euros des bas salaires, des retraites et des minima sociaux”, au cœur de la plateforme du LKP – qu’achoppent les négociations. Le départ précipité d’Yves Jégo, secrétaire d’Etat à l’Outre-mer, vers la métropole le 8 février alors que patronat et syndicats étaient sur le point de signer un accord sur les salaires, a cristallisé les mécontentements. Mais le texte appelle à dépasser cet horizon immédiat par la revendication “d’une autre catégorie de denrées ou de facteurs qui relèveraient résolument d’une “haute nécessité” : il prône une “contestation radicale du capitalisme contemporain”, nécessaire pour sortir de la croyance que “la gestion vertueuse des misères les plus intolérables relève d’une politique humaine ou progressiste”.
Derrière la situation économique désastreuse des départements d’outre-mer – en Guadeloupe, un taux de chômage de près de 25 %, des allocataires du RMI qui représentent près de 8 % de la population et des prix supérieurs de 30 % à la moyenne métropolitaine –, les auteurs du manifeste voient l’empreinte d’“une logique de système libéral marchand, lequel s’est étendu à l’ensemble de la planète avec la force aveugle d’une religion”.
Pour Patrick Chamoiseau, écrivain martiniquais et signataire du texte, joint par téléphone mercredi dernier, la rupture avec ce système passe d’abord par une interrogation de “haute nécessité” sur “ce que travailler veut dire aujourd’hui, quels rapports sociétaux nous souhaitons mettre en place, et si nous pouvons continuer à nous comporter simplement en consommateurs. Ce sont des questions que se posent tous les peuples du monde et qui, chez nous, dans la bulle archaïque coloniale, ont pris une amplification démesurée.”
Car dans le contexte spécifique des Antilles françaises, “écosystème fait de supermarchés et d’importations”, le bras de fer engagé par le gouvernement avec les grévistes n’a fait que souligner ce qu’Yves Jégo lui-même, dans une tribune du Figaro, qualifiait d’“héritage d’une économie de comptoir” et de “crise existentielle” ultramarine : “Quand le président Sarkozy reste deux mois, sans jamais [nous] accorder un regard ou un mot, nous nous apercevons que nous sommes encore traités comme des citoyens de seconde zone, explique Chamoiseau. Cela veut dire que l’on tient à administrer ces collectivités dans l’irresponsabilité et l’assistanat, alors que l’on n’est même pas capable de s’y intéresser.”
Pour répondre à ce malaise identitaire, le manifeste lance un appel aux Antillais “à [se] vivre caribéens dans [leurs] imports-exports vitaux, à [se] penser américains pour la satisfaction de [leurs] nécessités, de [leur] autosuffisance énergétique et alimentaire”. De là à y lire des velléités d’indépendance, il n’y a qu’un pas. Chamoiseau nuance, par l’affirmation d’une identité créole au croisement des flux du monde. “Paradoxalement, nous ne sommes pas en train de demander de la rupture avec la France, mais un lien véritable, avec des partenaires véritables. On peut être américain, caribéen, tout en se reconnaissant dans le pacte républicain français et en ayant une solidarité active avec les espaces européens. C’est cette nouvelle complexité-là qu’il nous faut penser.”
Gilles Bouvaist
A lire : L’Intraitable beauté du monde – Adresse à Barack Obama de Patrick Chamoiseau et Edouard Glissant (Editions Galaade), 64 pages, 8 €
Les signataires du Manifeste
Le Manifeste a été publié le 16 février sur différents supports en ligne (Mediapart, Rue89, LeMonde.fr) et dans L’Humanité. Les signataires rassemblent neuf figures de la vie intellectuelle antillaise : le poète Edouard Glissant, l’écrivain Patrick Chamoiseau, l’artiste-peintre Ernest Breleur le sociologue Serge Domi, le comédien et auteur dramatique Gérard Delver, le philosophe Guillaume Pigeard de Gurbert, les universitaires Olivier Portecop et Olivier Pulvar ainsi que le politologue Jean-Claude William.