Son ambition : donner vie aux récits des exilés par le biais de ses vêtements. Alors qu’il travaille à l’élaboration de sa prochaine collection, le créateur marocain Karim Adduchi a rencontré des réfugiés syriens.
Le vêtement peut-il trouver son sens dans les soubresauts de l’histoire ? Redonner corps à ceux qui ont tout perdu ? Karim Adduchi, jeune créateur de 28 ans, originaire de la région du Rif au Maroc et à présent basé à Amsterdam, est persuadé que oui. Nous le retrouvons, assis à une terrasse étonnement vide de la place Georges Pompidou. Il a de longues boucles noires qui lui tombent sur les yeux et nous accueille avec un sourire chaleureux. Il est à Paris pour enregistrer une émission télévisée et parler de sa prochaine collection, qu’il a décidé d’élaborer en collaboration avec des réfugiés syriens originaires de la région d’Alep. « La mode est un langage universel. Elle a cette force d’être un vecteur d’interaction et de partage« , commence-t-il.
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La création comme un voyage
« On voit le processus créatif et artistique comme s’il se devait d’être solitaire. Mais je n’ai aucune envie d’être seul dans mon studio. Pourquoi ne pourrait-on pas peindre un tableau à deux ? J’ai envie que mon travail me mène à l’échange. » Lorsqu’il les a rencontrés, Karim s’est reconnu en ces réfugiés, leurs parcours fait écho au sien, lui dont la vie a été un perpétuel voyage. Pour cette collection qu’il prépare, il revêt un costume de traducteur, et façonne des vêtements à partir des mots de ces voyageurs forcés, à partir de toutes leurs histoires.
« Je veux rassembler autour d’une table tous ces gens qui, comme moi, à un moment dans leur vie, ont eu le sentiment d’avoir perdu leur maison. Échanger avec eux, et faire de leurs récits et leurs parcours ma matière première. Il y a quelque chose de l’ordre de la catharsis là-dedans. Après, je ne suis pas Mère Theresa, je n’ai pas la prétention de dire que je vais résoudre cette crise, je ne suis qu’un grain de sable dans le désert. Mais j’ai simplement envie de faire partie du voyage de ces gens. »
Dans un contexte social où s’épancher sur ses origines et sa culture, aussi riche et flamboyante puisse-t-elle être, est regardé d’un mauvais œil, Karim Adduchi est de ceux qui redoublent de volonté. Montrer la beauté cachée de la culture du monde arabe, en dehors de tout parti pris politique ou religieux, constitue le fil rouge de toutes ses collections. « J’ai été un immigrant toute ma vie, j’ai toujours fait partie de minorités. »
Ses collections sont comme un retour à cette terre, ces traditions, ces couleurs, ces odeurs, ces paysages, ces femmes berbères qui l’ont vu naître.
« Ma nostalgie a été mon moteur, » dit-il. « Un designer, même inconsciemment, choisit la femme qu’il veut habiller. Généralement c’est une femme qu’il a connue, ou alors c’est celle auprès de qui il rêve d’être. Pour moi c’est la première. Je rends hommage à la femme berbère et j’essaye de retranscrire sa complexité. A première vue c’est une femme qui parait faible parce que réservée, mais sa discrétion, sa mise en retrait requièrent tellement d’intelligence et de force. La force de se cacher. C’est tellement plus simple de s’exposer et de montrer au monde quelqu’un que tu n’es pas. Les femmes comme ma mère ont cette finesse. »
D’Imzouren à Amsterdam
Karim Adduchi est né au Maroc, à Imzouren, au sein d’une famille de tailleurs. Son père quitte tôt le foyer familial, pour aller travailler en Espagne. Le jeune Karim grandit entouré de femmes, parmi les étoffes et les machines à coudre. Puis le reste de la famille part s’installer à Barcelone. Le changement est drastique. Il découvre l’école, la langue. Intimidé et perdu, il se met à dessiner sans cesse. Pour questionner ses professeurs, dire tout ce que sa bouche ne peut formuler.
A force, son coup de crayon en devient séduisant : il a récemment dessiné les couvertures de la saga Vernon Subutex de Virginie Despentes avec qui il est très ami. Cette impression d’avoir été déraciné va faire surgir en lui le besoin de s’exprimer par le biais du vêtement. « Ça faisait évidemment partie de moi, mais j’étais effrayé à l’idée de fabriquer des vêtements, de la même manière qu’un enfant peut être effrayé par son grand-père alors qu’il fait partie de sa famille, » explique t-il.
Son départ à Amsterdam a un goût de challenge. Il a une vingtaine d’années, et cette fois, c’est lui qui dessine la suite de son voyage. Il ressent l’envie de se confronter à une autre langue, une autre culture. Il intègre la Gerrit Rietveld Academie, réticente à l’accepter car il ne parle pas anglais. Karim Adduchi travaille d’arrache-pied. Il se rend ensuite à Paris pour effectuer un stage dans une maison de couture, dernière étape avant l’obtention de son diplôme. « C’était Alaïa ou rien. C’est le dernier couturier complètement en dehors de ce système infernal, qui a une approche artisanale que j’admire. Ce n’est pas tant son travail mais la façon dont il travaille que j’aime. J’ai envoyé tellement de mails, passé tellement de coups de téléphone, envoyé un tableau en cadeau, attendu pendant des journées entières devant la porte sous la pluie… (il rit) Je pense qu’il n’a jamais vu mon portfolio. » L’élégante veste noire à col montant que Karim porte rappelle d’ailleurs celles chères au couturier tunisien.
La majesté des tapis orientaux
Après ces mésaventures, il est acclamé à la Fashion Week d’Amsterdam en 2015, pour sa collection baptisée She Knows Why The Caged Bird Sings. Il travaille et détourne les tapis orientaux, symbole de ses racines marocaines, qu’il affectionne pour leur dualité. « Ils peuvent avoir cette raideur, cette majesté, et en même temps, si tu isoles les fibres, elles ont cette souplesse et cette fragilité incroyable. Un côté sophistiqué, et un côté organique, que j’aime contrebalancer avec des matériaux futuristes comme du plastique. »
Mais quelque chose sonne faux. « Après le show, je me suis senti totalement vide, alors que réaliser ces collections était mon plus grand rêve. Ça avait été tellement de travail et tout est allé très vite, j’ai fini par perdre de vue pourquoi je faisais ça. Je n’ai pas eu envie de faire partie de ces designers rois dans leur tour d’ivoire, de me calquer sur ce système, de faire une jolie collection, la présenter, puis une autre… J’avais envie que mes collections disent quelque chose du moment présent, qu’elles reflètent un contexte social. » En tendant la main à ces exilés syriens, Karim Adduchi se réinvente conteur, célèbre la mode pour sa dimension humaine et donne à voir la beauté de ces traditions arabes, trop souvent éclipsée par les stigmatisations dont elles font l’objet.
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