Après plus de soixante ans de mariage, le vieux couple franco-allemand est-il en crise ?
« Tensions », « ruptures », « désamour » : la fin du couple franco-allemand reste un thème de prédilection pour les médias. Un faux diagnostic ? Il faut dire que les symptômes sont là. Comme de nombreux individus qui réalisent un jour qu’ils sont moins amoureux de leur partenaire que de la relation qu’ils ont avec lui (ou elle), le couple franco-allemand est plus complexe que son image d’Epinal. Et si la France n’aimait pas tant l’Allemagne que le couple franco-allemand, et vice versa ? En tout cas, Louis-Marie Clouet, chercheur au Comité d’études des relations franco-allemandes (Cerfa) le confirme : « Il n’y a pas de désamour entre la France et l’Allemagne, puisqu’il n’y a jamais eu d’amour. »
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Je vous déclare unis
Les deux pays ont entamé leur houleuse relation conjugale en 1951 avec la création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (Ceca), ancêtre de la Communauté européenne. Dès lors, chaque changement de gouvernement a entraîné un apprentissage douloureux :
« De Gaulle et Adenauer étaient rongés par une méfiance mutuelle, Kohl et Mitterrand ne se comprenaient pas et l’objectif de Schröder était, au départ, de se rapprocher en priorité de Tony Blair », rappelle Franck Baasner, directeur de l’Institut franco-allemand de Ludwigsburg.
Tous les conseillers conjugaux le disent, après plus de soixante ans de mariage, on risque aussi de s’encroûter dans un même rôle. D’un point de vue humain, les dirigeants actuels souffrent peut-être d’une incompatibilité incurable. « Ils sont un peu la caricature des représentations négatives qu’on peut se faire de l’autre pays. Heureusement, un Etat ne se résume pas à son dirigeant », confie Henrik Uterwedde, directeur adjoint de l’Institut franco-allemand de Ludwigsburg.
D’un côté, papa Sarkozy se pavane, promène sa Rolex et distribue ses sorties pataudes. De l’autre, maman Merkel serre les dents, tient le budget et se tape toutes les tâches ingrates de l’éducation (« la rigueur, mes enfants, la rigueur ! »). Bref, Angela Merkel tient le mauvais rôle et Nicolas Sarkozy, lui, n’a même pas mauvaise conscience.
« Les médias allemands aiment taper sur Sarkozy, poursuit Uterwedde, parce qu’il incarne tous les défauts du système français. Pour eux, il se prend encore pour un roi. »
Le coup de la migraine
Autre signal connu, la baisse de désir, bien sûr, le poids de la vie quotidienne, bref, la fin de la magie. « On est définitivement sortis de l’ère de la réconciliation », avance Claire Demesmay, responsable du projet franco-allemand à l’Institut allemand de politique étrangère (Deutsche Gesellschaft für Auswärtige Politik). Schröder, premier chancelier allemand à n’avoir pas connu la guerre, avait amorcé le processus.
Jusqu’aux années 2000, la France et l’Allemagne pouvaient bien chahuter, il y avait toujours une dimension quasi sacrée qui planait et à laquelle les dirigeants pouvaient se raccrocher la larme à l’oeil : la paix retrouvée. « On y était attaché pour des raisons quasi organiques », renchérit Patrick Farges, maître de conférences à la Sorbonne Nouvelle de Paris-III. Mais le dernier poilu est mort, la génération de la Seconde Guerre mondiale vieillit et disparaît peu à peu.
« Il n’y a plus de grand projet franco-allemand », constate Claire Demesmay. Un exemple : « L’agenda franco-allemand 2020 prévoit des mesures assez terre à terre, comme des créations de crèches franco-allemandes. » Pas très grandiloquent, en effet. Autre exemple : début 2010, Paris avait lancé l’idée d’un ministère franco-allemand. L’Allemagne, selon Claire Demesmay, a refusé pour un motif pragmatique et, à vrai dire, assez rabat-joie : on ne crée pas de nouveaux outils quand on ne sait même pas se servir de ceux qu’on a.
Des amants, des maîtresses
C’est donc ça. Un peu blasées, la France et l’Allemagne passent moins de temps à s’émerveiller sur leur histoire. C’est là qu’intervient un autre grand classique de la crise conjugale : l’élément déclencheur d’un conflit larvé. Entre la France et l’Allemagne, la crise de l’euro a exacerbé les différences historiques.
L’Allemagne a des angoisses archaïques, comme celle de la monnaie instable. Il ne faut pas oublier que l’effondrement du mark, dans les années 1920, a ouvert la voie à Hitler. Ce fétichisme de la stabilité s’accompagne d’une tradition : la monnaie forte, gage d’une économie forte. Face à cela, la France et ses conceptions en tout point opposées. Nos gouvernements ont longtemps pratiqué la dévaluation pour relancer des exportations poussives.
L’euro a plus de dix ans, mais il n’a pas effacé ces divergences de fond. Les milieux économiques allemands restent persuadés que la vision laxiste de certains de ses partenaires, dont la France, tire l’euro vers le bas.
Les plus pessimistes vont loin : Hans-Olaf Henkel, l’ancien patron des patrons en Allemagne, recommande le divorce. Dans un essai au titre explicite (Sauvez notre argent, l’Allemagne est bradée), paru en décembre 2010, il propose que l’Allemagne rejoigne ses amants au sein d’une zone euro dite « du Nord ». Et que la France fasse de même avec ses maîtresses méditerranéennes, dans une union monétaire « du Sud ».
En fait, l’Allemagne, à qui l’on a reproché d’être hésitante et égoïste, a vu ses craintes originelles se réaliser. Elle qui avait un mark si costaud, acquis au prix de tant d’efforts, abandonné à regret*, s’est vue faire le flic pour empêcher que l’inflation et l’endettement de ses partenaires affaiblissent l’euro. Elle, qui a inscrit la lutte contre la dette publique dans sa Constitution, ne comprend pas pourquoi elle devrait se conformer à la mauvaise conduite des autres. Plus que de réfléchir à des plans de sauvetage, elle veut responsabiliser les Etats.
Rester ensemble pour la famille
Comme certains parents dévoués, la France et l’Allemagne restent aussi ensemble pour préserver l’unité familiale.
« Sans elles, il n’y aurait aucune grande décision européenne. De toute façon, il n’existe pas d’autre couple concevable », insiste Henrik Uterwedde.
Enfin, au-delà des divergences, leur coopération économique est en grande forme. Les deux dirigeants travaillent parfois de manière si rapprochée qu’on les accuse d’exclusivité. Au moment du plan de sauvetage de la Grèce, par exemple, et plus récemment lors du lancement franco-allemand du Pacte de compétitivité. Pour réchauffer la machine de l’amour, rien de tel qu’une initiative constructive !
Un macho et une névrosée
Il paraît qu’une crise de couple devient grave quand les deux partenaires la considèrent comme telle. Les médias ont beau s’inquiéter, la France et l’Allemagne vivent la même histoire depuis des décennies. Avec le temps, elles ont appris à transformer leurs différences en complémentarité. Aujourd’hui, l’Allemagne souhaite un mari fort et retapé et apprend à la France le goût de la discipline.
En d’autres termes, l’Allemagne s’occupe par tradition de la stabilité monétaire et économique, la France de l’influence diplomatique et militaire. Cela explique en partie pourquoi la France est intervenue en Libye quand l’Allemagne a mis au point une diplomatie de dernière minute pour expliquer son abstention.
« Les Allemands n’aiment ni le terme, ni l’idée de leadership qui lui rappelle son passé tragique », souligne Claire Demesmay.
Bref, quand un pays macho épouse une nation névrosée, il ne faut pas s’attendre à l’harmonie. Mais voyons pages suivantes comment les vrais couples franco-allemands s’organisent.
Isabelle Foucrier
*Dans le sondage Ifop, « Regard croisé France-Allemagne sur la dette publique et la situation économique en Europe », paru en janvier 2011, 37% des sondés allemands disent vouloir revenir au mark.
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