Rédactrice en chef des Inrocks le temps d’un numéro, Leïla Slimani a demandé au journaliste Loïc Prigent de décortiquer la nouvelle lubie du monde de la mode, entre politiquement correct et éco-responsabilité.
“Où peut-on encore s’amuser ? Où peut-on encore dire des horreurs devant une foule prête à s’esclaffer ? Reste-t-il un lieu secret où des gens tiennent des propos indécents sur l’argent, le poids, le physique des femmes et des hommes sans craindre de vexer ? A lire les délicieuses citations de Loïc Prigent, je pensais que c’était dans le monde de la mode que j’avais l’espoir de trouver des gens qui résistent au politiquement correct. J’imaginais qu’il existait, dans ce milieu superficiel et chatoyant, des fêtes dignes de Francis Scott Fitzgerald et des orgies si décadentes que personne n’oserait les raconter. Dans un monde où les stars mangent du quinoa en méditant, s’engagent pour l’avenir de la planète et l’égalité hommes-femmes, la mode est-elle encore par-delà le bien et le mal ? Force est de constater que non…” Leïla Slimani
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La mode serait le dernier bastion de l’incorrect. Un milieu sans filtre, le terreau du frivole. On vient de passer d’un système de deux collections par an à une collection par semaine. La mode est capable de tous les libéralismes dans sa quête de beauté et de rentabilité. La consommation de fringues a augmenté de 400 %, des vêtements qu’on ne porte plus qu’une fois et demie.
Heureusement, l’Amazonie a brûlé. Mais, alerte, de nouveaux ingrédients se sont ajoutés dans la terrine de la mode. “J’ai regardé l’Amazonie cramer cet été, et quand je suis revenu au studio en septembre, on s’est tous regardés, et c’était clair qu’on ne pouvait plus continuer comme avant », m’explique Simon Porte Jacquemus. La prise de conscience est générale. Kering et LVMH ont aujourd’hui leurs conférences green, avec des objectifs affichés, des stratégies éco-conscientes. Les boutiques Sephora sont éclairées aux LED, moins gloutonnes en énergie. Les emballages ont été repensés par des moines zen. On arrête presque les conneries.
Couic la fourrure ! Ce symbole de l’insouciance morale forcenée de la mode connaît un coup d’arrêt. “La conscience sociale est une des valeurs fondamentales de Gucci, et nous continuerons à travailler pour respecter encore davantage l’environnement et les animaux”, déclare Marco Bizzarri, le PDG de la griffe italienne, qui a annoncé arrêter l’utilisation du poil naturel : “Gucci est heureux de franchir cette étape. Nous espérons que notre engagement pourra contribuer à d’autres innovations et prises de conscience, afin de rendre l’industrie de la mode plus éthique.” Aujourd’hui, de nombreuses marques se sont engagées à ne plus flinguer de renards, y compris Versace. Oui, fini les micro-jupes Versace en chinchilla qui étaient pourtant parfaites pour le climat instable de Miami. “La fourrure, je n’en veux pas. Je ne veux pas tuer des animaux pour des vêtements. Cela ne me semble pas bien”, annonce placidement Donatella Versace. Une déclaration aussi retentissante que l’abolition des droits féodaux du 4 août 1789.
C’est une révolution, Sire. L’émergence d’un nouveau facteur de luxe. Jusque-là, la mode haut de gamme reposait sur trois piliers simples. L’Histoire d’une grande Maison. Le Savoir-Faire. La promesse de Séduction ou d’affichage insolent de Prospérité. Aujourd’hui, si le sustainable n’est pas dans la balance, rien ne va plus. Le sac doit être : fait main, depuis des décennies, provoquer du sex-appeal ou de la respectabilité et ne pas faire de mal à la planète. Le décor du défilé doit être recyclé, redistribué à de jeunes artistes en mal de matériaux. On maquille moins les mannequins. C’est l’escalade de la désescalade.
Sustainable ou crève. Résultat, en ce début 2020, pour la saison des cérémonies de récompenses à Hollywood, on vient de voir les stylistes des stars faire la tournée des marques pour demander des tenues politiquement correctes pour leurs client·es. Panique excitante dans les maisons, les studios se grattant la tête collective pour réinventer une roue qui n’écrase plus les petites fleurs sur le chemin. Telle vedette, appelons-la Etoile Filante, exigeait une tenue totalement végane. Donc, pas le droit à la soie, qui exploite les gentils vers. Le coton, banni aussi au profit de textiles à base de plastiques recyclés. Idem pour la semelle des chaussures, les lacets et leurs œillets, le fil pour coudre l’étiquette…
Tout devait être repensé, comme un exercice de style respectueux de ta mère la Terre. Après une dernière crise de nerfs pour savoir si le cintre était sustainable, on expédie tout ça par avion en première classe à Los Angeles. Ce magnifique pèlerinage vers le mieux, la beauté et l’éco-responsabilité pour découvrir que, finalement, Etoile Filante et sa styliste avaient fait exactement la même demande à quatre-vingt-dix maisons, pour avoir le choix entre plusieurs tenues sustainable. La prise de tête avait été encore plus collective que prévu. L’aspect positif reste que de nombreux studios de grandes maisons connaissent désormais la marche à suivre pour véganiser leur proposition de garde-robe.
Le sens, c’est le nouveau caviar. Toutes les maisons distribuent des CDI à des philosophes, sémiologues, gourous du sens, mousquetaires de l’éthique. Les écarts de conduite qui passaient pour folklore dans l’indifférence générale deviennent aujourd’hui des scandales majeurs avec répercussions directes sur les ventes. Il y a quelques années, Naomi et Iman se plaignaient dans le vide quand les maisons ne faisaient plus défiler de mannequins noires. Aujourd’hui, les réseaux sociaux ont mis de l’ordre. On vient de le voir chez Prada : un porte-clés perçu comme raciste (représentant un petit personnage noir aux lèvres rouges – ndlr), création de la marque de luxe, déclinée sous la forme de différents articles, a été taxé de « blackface » et qui peut faire mettre la clé sous la porte. Alors, vite, comité d’autosurveillance et sensibilisation des équipes caucasiennes et cisgenres aux appropriations malvenues.
2020, c’est promis, fini les gros dérapages cons. Comme le bijou en forme de nœud coulant ou le chapeau pointu blanc sur les serveurs pendant un dîner de belles personnes influentes. Du sens, du sens, enfin du sens. Et, soudain, les dossiers de presse nous promettent que les broderies ont été inspirées par des philosophes suisses anarchistes de la fin du XIXe siècle. Parce que, même dans sa quête d’une perfection éthique, la mode restera la mode, sublime donc incorrigible.
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