[Cet article sera à retrouver le mercredi 10 avril dans notre numéro avec Assa Traoré en rédactrice en chef invitée]. La sœur d’Adama Traoré et le sociologue cosignent ce livre pour demander justice et dénoncer une société qui invisibilise, voire tue, une partie de ses citoyens.
En invitant Assa Traoré à être la rédactrice en chef d’un numéro des “Inrockuptibles”, nous savions qu’il ne s’agirait pas d’un numéro comme les autres : ce n’est pas un disque, un film ou un roman qu’Assa Traoré est venue porter dans ces pages, c’est une idée de justice, c’est la justice tout court. Et son livre, écrit avec le jeune et brillant philosophe et sociologue Geoffroy de Lagasnerie, n’est pas n’importe quel livre : c’est un livre de combat, parce que la justice et la vérité sur la mort d’Adama Traoré en 2016 ne sont toujours pas faites. C’est un livre politique, parce que la tragédie de la famille Traoré s’impose comme le symptôme d’une “mauvaise société”, à changer d’urgence.
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C’est un livre comme on en a rarement vu, voire jamais lu, sur la vraie vie de familles et d’enfants d’émigrés dans les banlieues, ces êtres “invisibles” ou “terrifiants” aux yeux d’une bourgeoisie blanche vivant dans le centre. Enfin, c’est un livre qui par sa construction même pose le postulat de la société nouvelle qu’il appelle de ses vœux : écrit à deux voix, celle d’Assa Traoré et celle de Geoffroy de Lagasnerie, Le Combat Adama est une alliance.
“Avant, nous vivions dans deux mondes séparés”
Entre une femme noire issue des quartiers populaires et un homme blanc venant d’une certaine bourgeoisie. “Avant, nous vivions dans deux mondes séparés, que les logiques sociales et raciales maintiennent soigneusement à distance les uns des autres”, note de Lagasnerie. Or, le 19 juillet 2016, jour de son anniversaire, Adama Traoré, le petit frère d’Asssa, est mort. Il venait d’avoir 24 ans.
Trois ans après, cette femme noire et cet homme blanc écrivent comment ils ont décidé de se battre, ensemble et à égalité, irréductibles aux clichés. Il ne s’agit pas d’une fille de banlieue avec ses émotions et son parlé “brut” d’un côté, et de l’autre, l’intello qui l’aiderait à structurer sa pensée, qui serait là pour “traduire” en théorie les émotions de sa coauteure.
Dans Le Combat Adama, la théorie navigue comme les émotions, de l’un à l’autre, pour former une seule pensée politique. Généreuse, déterminée, profondément humaine, d’une intelligence étincelante, d’une précision aiguisée surtout lorsqu’il s’agit des mots, de ceux que l’on choisit, de la façon dont on s’exprime, Assa Traoré nous a éblouis. Son investissement sans limites et l’énergie qu’elle a déployés pour ce numéro, nous lui en serons toujours profondément reconnaissants.
Le Comité Adama, c’est de la politique et de l’affect
La retrouver souvent, accompagnée des membres du Comité Adama, eux aussi immensément investis, attachants, a été une expérience intellectuelle passionnante autant qu’une très belle rencontre humaine. Car le Comité Adama, c’est de la politique, et c’est de l’affect. Peut-être d’ailleurs que les deux ne peuvent marcher qu’ensemble ; que l’amitié serait la seule base pour refaire de la politique.
L’écriture d’Assa Traoré a des fulgurances. La différence entre ses parents qui cherchaient à ne pas se faire remarquer dans un monde de Blancs – pages magnifiques sur son père, ouvrier, qui affichait sans cesse sa gaîté, qui tout jeune aimait se faire beau, sortir, et qui plus tard protégera ses enfants de la dureté de sa vie – et la génération d’Assa Traoré, c’est que cette dernière, grandie en France, connaît ses droits et Assa n’aura pas peur de demander le corps de son frère aux gendarmes pour une autopsie, ni d’exiger justice et vérité ; qui n’aura pas peur, enfin, de se battre.
Ce livre, c’est la parole même qui manquait aux victimes
C’est un changement majeur dans l’histoire de ces familles d’émigrés victimes de violences policières, et c’est pourquoi ce livre est, en son existence même, un événement. Dès le début de cette affaire les gendarmes, l’Etat, ont tenté de criminaliser Adama pour se justifier, se protéger : “Nous, on se rend compte à ce moment-là que c’est le même procédé qu’ils utilisent pour chaque victime morte sous les coups de gendarmes ou des policiers. Et on découvre que c’est un procédé. La France a un manuel”, écrit Assa Traoré. Ce livre, c’est la parole même qui manquait aux victimes : leur propre manuel. “Nous, on est en train de créer un contre-manuel.”
Geoffroy de Lagasnerie démontre qu’il ne s’agit pas simplement, dans le cas de violences policières, de “dérapages” mais d’un véritable “système”, pour mieux le dénoncer et le démonter. Un système qui étouffe les classes populaires des quartiers, fait pour asphyxier – et c’est bien de cela qu’est mort Adama Traoré – les enfants d’émigrés, les garçons noirs, arabes.
De chapitre en chapitre, le livre va poser les questions qu’on se pose tous, et y apporter des réponses : pourquoi la police n’est-elle pas poursuivie ni condamnée quand elle provoque la mort des garçons noirs ? Pourquoi ceux-ci prennent-ils peur et fuient-ils si souvent face aux forces de l’ordre et les contrôles ?
“la question de la possibilité de circuler et de bouger”
Pourquoi finissent-ils trop souvent morts (Zyed et Bouna, électrocutés ; Curtis, 17 ans, qui percute un bus en tentant d’échapper à la police ou Klayton, 15 ans, qui perd la vie en scooter, tous deux lors d’une course-poursuite avec la police) ? “Si Adama Traoré est mort, c’est aussi parce que d’autres sont morts avant lui sans que les responsabilités en soient publiquement reconnues et que les chaînes causales qui étaient impliquées dans ces morts soient démantelées.”
Et puis, d’emblée : pourquoi est-il si important pour la police de ne pas laisser partir ces gamins, de les pourchasser à tout prix, au péril de leurs (très) jeunes vies ? Y aurait-il, insidieux, un racisme d’Etat ? “Si la question policière est centrale dans les quartiers populaires, c’est aussi qu’elle touche au cœur de la construction de ce rapport au monde. L’ordre policier pose à celles et ceux qui y sont exposés la question de la possibilité de circuler et de bouger, d’apparaître dans l’espace public”, écrit Geoffroy de Lagasnerie. “On pourrait alors analyser tout ce qui se passe autour du Combat Adama à travers la problématique de l’espace public. La question policière s’inscrit dans une économie de l’appartenance et de l’apparition : qui peut apparaître tranquillement ? Qui est en danger dans l’espace public ? Qui est légitime à être là ?”
C’est toute une Ve République rétrograde, dépassée, déconnectée de la réalité de la France d’aujourd’hui, de ses habitants et de leurs vies, que Le Combat Adama appelle à réformer. En posant les bases, aussi, d’une nouvelle façon de faire de la politique, en en renouvelant le vocabulaire. C’est ce qui rend la lecture de ce livre urgente, importante, parce qu’il fait, comme le combat qu’il porte, surgir “une bouffée de réel dans l’espace sclérosé et vieillissant du discours politique”. Merci Assa Traoré, Geoffroy de Lagasnerie, le Comité Adama, et tou.te.s celles et ceux qui ont participé à ce numéro, merci de nous prouver que le collectif, c’est encore possible. Et que c’est la clé de tout.
Le Combat Adama d’Assa Traoré et Geoffroy de Lagasnerie (Stock), 288 p., 19,50 €
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