Le Carillon et Le Petit Cambodge, deux des endroits touchés par les attaques terroristes du vendredi 13 novembre, étaient des lieux de vie à la grande mixité sociale, caractéristique de l’Est parisien.
Certains l’appelaient « le triangle d’or ». Au croisement des rues Bichat, Alibert et Marie Louise (10e arrondissement), dans cet Est parisien en voie de gentrification, trois lieux de vie se font face : le bar Le Carillon, le restaurant Le Petit Cambodge, et la pizzéria Maria Luisa. A partir de 19h, l’habitude voulait que l’on laisse son numéro de téléphone à l’un des deux restaurants, pris d’assaut, avant d’attendre patiemment leur appel en sirotant une bière au bar d’en face : Le Carillon. Aux beaux jours, la petite terrasse était noire de monde. La foule se pressait debout sur le trottoir, évitant tant bien que mal les scooters et voitures qui continuaient de circuler.
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Le matin, l’ambiance était celle d’un rade de quartier. La peinture défraichie de la façade décrépie se dévoilait au grand jour. Au comptoir, on croisait souvent Augustin Legrand, connu pour son engagement contre le mal logement avec le collectif Les Enfants de Don Quichotte. C’est d’ailleurs là qu’il nous donnait rendez-vous en 2012 pour une interview. Plus que ses discours, c’était ses bises claquées à Madame Costa, une voisine, à Yves, un SDF du coin, aux serveurs, qui nous avaient éclairés sur sa personnalité. Legrand était à l’image du lieu : brut, franc, convivial, joyeux, populaire. S’il n’a pas donné suite à nos demandes d’interviews, celui qui a ouvert un restaurant bio à deux pas de là, rue Bichat, a adressé un message sur Facebook à « sa famille kabyle du Carillon« , sa « seconde maison depuis maintenant 12 ans » : « soyez forts, ça va être dur d’encaisser. »
Le vendredi 13 novembre, deux terroristes arrosaient les terrasses du Carillon et du Petit Cambodge, tuant 14 personnes et en blessant une dizaine d’autres.
Le bar se distinguait par sa mixité
Ouvert en 1975 par Hadjem Amokrane, un immigré kabyle aujourd’hui âgé de 75 ans surnommé « Coco », désormais géré par son fils Ali, Le Carillon compte parmi ces bars typiques du quartier Goncourt-Belleville comme Les Folies ou Le Zorba. « La presque totalité des bars du quartier a appartenu à des Aveyronnais jusque dans les années 1960, avant que les patrons ne cèdent la main à des Kabyles, explique Anne Steiner, maîtresse de conférences en sociologie à l’université Paris Ouest-Nanterre et auteure de Belleville Cafés (avec Sylvaine Conord, L’Echappée, 2010), ces bars sont alors fréquentés par des ouvriers du quartier. » C’est leur départ vers la périphérie de Paris à la fin des années 80 qui change la donne, obligeant les bistrots à viser une nouvelle clientèle :
« Une deuxième génération de patrons a pris la relève. Certains ont su adapter leur établissement à la nouvelle population du quartier, en organisant des événements, en modifiant le décor. Le Carillon, ancien bistrot ouvrier de quartier, devenu bar « jeune » et festif, a suivi l’évolution de tous les établissements qui ont survécu. Il a aussi réussi sa mutation car ce sont des gens du sérail. »
Si Le Carillon continuait d’attirer de vieux habitués du quartier, il était fréquenté depuis une dizaine d’années par une nouvelle population dite « jeune et branchée », attirée par ses prix modestes, sa convivialité et sa situation en plein coeur d’un quartier pris d’assaut pour ses loyers encore abordables . Résultat : le bar se distinguait par sa mixité. « Ce type de bistrots a permis aux quartiers de ne pas devenir des dortoirs, leur assurant un brassage social entre anciens et nouveaux habitants. » souligne Anne Steiner.
Tarek, un grand type de 26 ans, enfant du quartier à la tête d’une société de VTC, fait partie des anciens : « Ado, je jouais au foot devant et le proprio me disait de dégager. Maintenant je vais au bar, pour un café, un whisky ou juste cinq minutes pour dire bonjour à Ali. » Vendredi 13 novembre, il quitte Le Carillon juste à temps pour voir le match avec un ami du côté du métro Grands Boulevards (2e et 9e arrondissements). Sur la route, à hauteur de la place de la République, il reçoit un appel de sa mère catastrophée, et fait immédiatement demi-tour. L’attend une scène de carnage effroyable :
« On a perdu dix potes du quartier. C’était un endroit connu pour être rempli de monde le vendredi soir, surtout en terrasse. On y croisait toutes les religions, toutes les langues. »
Le patron du Bistro des Oies, rue Marie-Louise, qui a accueilli des rescapés le soir de l’attentat, abonde: « C’est un rade qui est resté dans son jus, ce n’est pas un endroit aseptisé comme on en voit partout. J’y allais tous les jours, boire un café, ou une bière. »
Un endroit pas cher, relax
Le Carillon était connu dans tout Paris. Certains y venaient pour ses mojitos, d’autres pour son happy hour de 18h à 20h ou ses cacahuètes à décortiquer, calé sur une chaise en terrasse. Elise, 24 ans, chef de projet dans une agence de pub, y a passé bon nombre d’après-midis et de soirées. « Il y avait un chat aussi. C’était ce genre de bar à avoir un chat. » Sarah, 28 ans, doctorante, y emmenait régulièrement ses potes étrangers. « Un bar pas cher, un peu caché, simple, avec de la musique cool, qui, une fois fermé, permettait de se rendre à pieds sur le Canal Saint-Martin pour finir la soirée. » Son arrière-salle, la permission de sortir dehors avec des verres en faisait un lieu parfait pour fêter un anniversaire. En 2012, Nicolas y organisait ses 28 ans: « Le staff ne se prenait pas la tête. Il n’y avait pas de pancarte « faites moins de bruit pour les voisins », pas de vigile. C’était relax. » Denis, gérant du bar Le Pop In (XIe), y a « soigné plus d’une gueule de bois les dimanches après-midi », muni d’un « bobun spécial mixte plus » acheté en face, au Petit Cambodge.
L’acteur-réalisateur Eric Judor y a, lui, organisé un tournage. En 2007, pour Seuls Two, il se filme en train de discuter à la terrasse du café avec son compère de toujours, Ramzy Bédia. Les rues sont désertées pour l’occasion puisque le film raconte l’histoire d’un flic et d’un voleur se retrouvant dans un Paris vidé de ses habitants. « C’est un endroit habituellement bondé, et très mixte, comme le carrefour de Barbès que nous avons aussi filmé, ça assurait donc la blague, se rappelle-t-il, Ce qu’on voulait montrer c’était l’absence de toute population, ce qui est plus parlant à cet endroit-là que dans le 16e arrondissement, où ça n’aurait rien changé… » Quant à la terrasse, il explique : « On s’y met normalement pour regarder les gens passer. La scène est donc d’autant plus absurde puisque les types n’ont plus rien à contempler. » C’est aussi l’esthétique propre au croisement qui motive le choix de la production: « Il y a de belles lignes de fuites, des perspectives de cinéma. C’est un lieu très graphique. »
C’est ce croisement géographique et multiculturel, peuplé de terrasses où des jeunes aux profils divers se retrouvaient pour échanger autour d’une bière, d’une pizza, ou d’un bo bun, ce lieu de fête et de convivialité, qui a été la cible d’une attaque terroriste. Mais Tarek l’assure : « Le Carillon va rouvrir, vous verrez. On va leur montrer qu’ils ne nous ont pas mis à terre. Le Carillon va devenir un symbole, notre symbole à nous, notre symbole à tous.«
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