Élevé au rang d’art en Occident, le tatouage traditionnel japonais reste controversé sur ses terres, où il est assimilé au milieu des yakuzas. Et son avenir menacé dépend aujourd’hui de la Cour suprême du pays.
Discrètement installé au premier étage d’un immeuble de Yokohama, au sud de Tokyo, le salon de tatouage d’Horiyoshi III ne ressemble pas vraiment à ceux que l’on a l’habitude de voir en France. Il a plutôt tout l’air d’un appartement, avec, dans chacun de ses recoins, des bibelots poussiéreux, des livres en vrac, des photos souvenir, et des dizaines de portraits à son effigie. C’est que Yoshihito Nakano (de son vrai nom), 73 ans, est considéré comme une légende vivante du tatouage traditionnel japonais (aussi appelé “irezumi”).
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Assis en tailleur sur le sol, il s’affaire ce jour-là sur les jambes de son client, un amateur de tatouage spécialement venu de Chine. Ce dernier a déjà le dos, les bras et le torse peuplés des motifs qui hantent l’univers de l’artiste : dragons, pivoines, carpes – des symboles caractéristiques du genre. “Si on ajoute du orange par ici, ça te va ?”, lui lance le tatoueur.
“La première fois que j’ai vu un tatouage, c’était sur un yakuza, aux bains publics. J’avais 11 ans, et ça m’a tout de suite parlé”
La scène pourrait évoquer à certains l’ambiance de The Outsider, le dernier film de Martin Zandvliet dans lequel Jared Leto pénètre le monde des yakuzas, les membres de la mafia nippone qui arborent sous leur costume de larges bodysuits (tatouages intégraux). D’autant qu’Horiyoshi III est connu pour en avoir tatoué plus d’un. Il ne s’en cache d’ailleurs pas, comme en témoignent son index amputé et les clichés suspendus aux murs de son studio, sur lesquels des mafieux en rang d’oignons exhibent leur peau encrée. “La première fois que j’ai vu un tatouage, c’était sur un yakuza, aux bains publics, se souvient-il. J’avais 11 ans, et ça m’a tout de suite parlé.”
Une relation complexe
Le Japon a toujours eu une relation complexe avec le tatouage. Longtemps utilisé comme châtiment servant à marquer les criminels, il devient décoratif et populaire sous l’époque Edo (1603-1868), porté par le succès des estampes d’Hokusai et du kabuki, où sont contés les exploits d’honorables bandits recouverts d’encre. Finalement interdit au début de l’ère Meiji (1868-1912), il est à nouveau autorisé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, mais n’a alors plus le même éclat : s’il s’est clandestinement maintenu durant sa période de prohibition, il est désormais l’apanage des yakuzas. Tandis que le peuple s’est détourné de cet art, les membres de la pègre ont en effet continué à le cultiver en symbole de courage, de reconnaissance et de puissance.
Stigmatisation sociale
Ainsi, le gouvernement japonais, dans sa lutte anti-gang, n’hésite pas à réprimander tout ce qui touche à l’irezumi. Nombre de lieux publics, comme les onsen (sources d’eau chaude), sont à ce jour toujours interdits aux tatoués. En 2015, plusieurs salons de tatouage ont été victimes d’interventions policières, et les tatoueurs de lourdes amendes. Le prétexte des autorités ? La surinterprétation d’une ancienne loi visant à considérer le tatouage comme un acte médical et non artistique (il faudrait donc être diplômé de médecine pour le pratiquer).
“En France, quand tu dis que tu es tatoueur, les gens t’admirent ; ici, t’es une sous-merde”
Cette stigmatisation sociale permanente pèse sur la situation des tatoueurs au Japon. “Ici, mieux vaut dire qu’on est prostitué que tatoueur”, affirme Hachi, tatoueuse française basée à Tokyo. Arrivée il y a huit ans sur l’archipel, où elle a été formée par le tatoueur japonais Garyou, cette native de Lyon est depuis 2017 la propriétaire d’Artemis, un salon de tatouage implanté dans le quartier de Nakano, où elle réalise sur une majorité de clients étrangers des motifs inspirés de la culture pop nippone. “Être tatoueur ici, c’est être marginal”, commente-t-elle.
Marginalisation forcée
Chez Artemis travaille aussi Ensei, spécialisé dans le tatouage traditionnel japonais. Également formé par Garyou, le jeune homme originaire d’Avignon exerce aujourd’hui entre la France et le Japon. “Mais je suis passé par des phases compliquées, confie-t-il. En France, quand tu dis que tu es tatoueur, les gens t’admirent ; ici, t’es une sous-merde.” Et malgré l’arrivée prochaine des Jeux olympiques à Tokyo, qui entraînera inévitablement un flux massif de tatoués, Hachi et Ensei ont du mal à voir comment la situation pourrait s’améliorer.
Bataille judiciaire contre l’État
En vérité, cette dernière pourrait même s’aggraver. Désireux que son métier soit enfin reconnu, Taiki Masuda, un tatoueur d’Osaka, s’est en 2016 lancé dans une bataille judiciaire contre l’État et initié la campagne “Save Tattooing”. Les choses étaient bien parties : après avoir été condamné par le tribunal d’Osaka à payer la somme de 150 000 yens (environ 1 232 euros), la Haute cour d’Osaka a annulé sa condamnation le 14 novembre 2018. Mais deux semaines plus tard, rebondissement : l’équivalent du parquet japonais a fait un recours contre cette décision. Un nouveau procès devrait se tenir plus tard cette année devant la Cour Suprême du Japon, et celui-ci fixera aussi bien le sort de Taiki Masuda que l’avenir du métier de tatoueur au pays du Soleil levant. Pour Horiyoshi III, “s’il perd, c’est la culture toute entière du tatouage au Japon qui pourrait mourir”.
{"type":"Banniere-Basse"}