Le ministre des Affaires étrangères est l’un des plus expérimentés du gouvernement Ayrault. Alors que le Premier ministre et le président de la République peinent encore à trouver leurs marques, Laurent Fabius soigne ses réseaux pour imposer sa force tranquille
« Vous écrivez un article sur Laurent Fabius ? C’est un garçon qui a de l’avenir”, rit Jean-Christophe Cambadélis, dans le public du Grand Jury de RTL. “En tout cas qui a de la bouteille”, s’amuse Laurent Fabius au cours d’un déjeuner au Quai d’Orsay. Plus jeune Premier ministre de France, et de François Mitterrand, il n’a plus grand-chose à prouver sous la présidence de François Hollande.
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“Avec Mitterrand, j’étais un jeune homme. Lui, un homme installé. Là, j’ai dix ans de plus que Hollande. On n’est pas du tout dans le même rapport.…”
Complices, partenaires, concurrents, alliés ? “Hollande a besoin d’avoir des gens en qui il a confiance et comme je suis une tombe, c’est très précieux pour lui d’échanger des avis, de formuler des interrogations sans que ça se retrouve dans la presse.” En somme, il serait devenu, sinon indispensable, du moins important. Un sacré paradoxe quand on se souvient des relations qu’entretenaient les deux hommes au PS. “C’est un ministre précieux, utile”, confie François Hollande dans son grand bureau de l’Élysée, le 18 décembre. Les jambes croisées, il réajuste sa cravate et poursuit : “Ce n’est pas un ministre des Affaires étrangères ordinaire (sourire). Pas un ministre normal. C’est un ancien Premier ministre, il a une expérience d’État.”
À tel point qu’à New York, en septembre dernier, alors que François Hollande entame son allocution devant la communauté française réunie dans une salle de Broadway, il est interrompu par son ministre qui entre sur scène. “Ça ne m’a pas choqué, jure Hollande, et je prends toujours soin de le présenter.” Difficile de croire que les relations soient aussi bonnes entre eux. “Moi, j’ai oublié le passé. Si on en tient compte, on est sûr de rater la suite”, tranche François Hollande. Et de rire : “J’ai gagné, c’est plus facile. Fabius le dit d’ailleurs souvent : j’ai une excellente mémoire, j’oublie tout. C’est ce qu’il faut.” Le ministre confirme : “Entre François Hollande et moi, il n’y a pas de problème métaphysique, notre relation est fluide, les choses sont claires et transparentes.” Et lui aussi de plaisanter : “Je peux avoir un Alzheimer précoce mais je ne vois pas de points de divergence.”
Un de ses anciens conseillers explique l’intérêt du numéro deux du gouvernement à se mettre sous l’autorité du Président :
“Il est loyal mais pas subordonné. Fabius a noué une alliance politique qui lui permet de compter.”
Remis au coeur du système par le Président, Fabius apporte en retour crédibilité et loyauté, idées et propositions. Car Laurent Fabius est d’autant plus précieux que beaucoup de ceux qui comptent aujourd’hui ont travaillé un jour à ses côtés et occupent des postes clés dans l’appareil d’État ou les grandes entreprises, tels ses anciens directeurs de cabinet Louis Schweitzer ou Patrick Ponsolle. Laurent Fabius peut aussi s’appuyer sur le soutien fidèle de Marc Ladreit de Lacharrière, à la tête de l’agence de notation Fitch qui a maintenu le triple A de la France, de Christian Blanckaert, ancien directeur général d’Hermès, qui dirige aujourd’hui la marque Petit Bateau, de Charles-Henri Filippi, président de la filiale française de la banque Citigroup. Trois amis avec lesquels, en plus de Jérôme Clément et Serge Weinberg (deux de ses intimes), Fabius s’est associé pour acquérir il y a quatre ans Piasa, la quatrième maison de ventes aux enchères en France – dont Clément est le président. “Il a un nombre important de contacts directs avec les chefs d’entreprise. Il a noué des liens considérables”, analyse Serge Weinberg, à la tête du fonds d’investissement Weinberg Capital Partners et président non-exécutif de Sanofi-Aventis.
Informé, Fabius informe en retour… Le Président le reconnaît volontiers : “Fabius est très coopératif, y compris sur les sujets qui ne relèvent pas de son ministère. Quand il peut, il aide et fait remonter une info qu’il détient ou propose de faire rencontrer un chef d’entreprise. Par exemple, quand il a senti une tension avec les patrons, il m’a rapporté l’information.” Comme le confirme le Président, l’ancien Premier ministre distille aussi ses recommandations à Matignon : “Fabius donne quelques conseils amicaux à Ayrault, par exemple pour l’animation d’une équipe ou pour le travail interministériel.” Et les autres ministres ? “Oui, les autres collègues aussi. On me dit omniscient”, répond Fabius non sans fierté. Et Hollande de préciser :
“Fabius ne pèse pas tant par l’immixtion dans les arbitrages que par la qualité de son jugement, l’information dont il dispose. Il peut faciliter ainsi une prise de décision.”
Un important réseau d’élus
Outre ses amis qui lui vouent une fidélité à toute épreuve, la galaxie Fabius compte nombre de cercles économiques, politiques, technocratiques ou culturels. “Sa pensée politique est un long mûrissement”, précise Claude Roiron, ancienne conseillère éducation de Fabius à l’Assemblée, ancienne présidente du conseil général d’Indre-et-Loire. D’où ce fonctionnement en cercles cloisonnés, à la Mitterrand. Pour son bras droit, le député PS de Seine-Maritime Guillaume Bachelay, “la galaxie Fabius, dont seul Laurent Fabius a la cartographie, a deux racines : l’attachement à Laurent et une communauté d’idées. C’est un réseau républicain, alter-européen, social-écologique.” Syndicalistes, patrons, intellectuels, artistes se voient associés à un important réseau d’élus organisé sur l’ensemble du territoire et qui essaie de se réunir régulièrement, en fonction de l’agenda du ministre. Et même si c’est plus compliqué aujourd’hui, Fabius libère régulièrement du temps pour sa Normandie et ses amis.
Comme ce 27 novembre à l’Assemblée, pour la deuxième fois depuis son arrivée au Quai d’Orsay, après un premier rendez-vous en juillet. Autour de la table, une soixantaine de parlementaires écoutent son propos liminaire sur la situation internationale, la gravité de la crise qui s’accompagne d’un véritable changement du monde. La parole est ensuite libre. Plusieurs élus lui font remonter un besoin de pédagogie gouvernementale sur le terrain, l’inquiétude face à la montée du chômage. Claude Roiron raconte : “On vient tous de territoires différents, on a des origines et des mandats différents. Ça lui donne une diversité de ce qu’est la France et de ce qu’est la gauche. C’est aussi pour lui une façon de rôder ses idées.” La Fabiusie, une petite France en somme… Fabius ressort ravi de ce rendez-vous. Le prochain est aussitôt fixé. En raison des cérémonies des voeux, il devrait avoir lieu en février. “Voir tous les gens au moment des voeux, c’est sympathique, j’aime bien ça : on se fait une idée de la température.”
Tous les quinze jours, il se garde une plage horaire dans son agenda pour sa Normandie. Parfois, il ne s’échappe que pour quelques heures. Le 23 novembre, il est allé déjeuner avec les salariés de la raffinerie Pétroplus dans le réfectoire de l’usine de Petit-Couronne. Façon de se tenir informé, toujours, et de faire discrètement avancer le dossier. Tous les jours, même à l’autre bout du monde, il appelle Guillaume Bachelay, son suppléant : “Comment ça se passe en France et localement ?” En clair, comment ça se passe en Seine- Maritime et dans l’agglomération de Rouen ? La galaxie Fabius n’a donc pas pris une ride. Elle est même plus vivante que jamais, confient ceux qui en font partie.
“Au départ, c’était une idéologie politique, commente Henri Weber, l’ami proche, à la réunion des modernes sociaux-démocrates. C’est ensuite devenu un courant du PS. Et comme tous les courants du PS, une écurie présidentielle. À partir du moment où Fabius a cessé d’être candidat, ça s’est transformé en réseau de connivences, de mémoire, d’influence. Fabius sait recruter, s’entourer, essaimer. Les réseaux fabiusiens sont très fournis, très efficaces, très divers.”
Et s’élargissent en accueillant des nouveaux tout en gardant les anciens. Un fabiusien commente : “Il a des relais partout et il s’entoure toujours des meilleurs. C’est une source d’information considérable, un avantage par rapport aux autres. Il considère qu’il a besoin et intérêt de savoir ce qui se passe. Ça fait sa force et sa liberté. Il est au courant de tout.” François Hollande précise : “Ses réseaux lui permettent d’exercer une influence… dont il n’abuse pas.” Pour Claude Roiron, “Laurent Fabius prend toujours un grand soin à ce que nous n’apparaissions pas comme des lobbyistes. C’est plutôt un think tank.”
Fabius, le facilitateur
Mais en politique, plus que n’importe où, celui qui a l’info a le pouvoir et prend la main… Ainsi en 2007, informé rapidement par son réseau que la nouvelle majorité prépare un projet de TVA sociale, il balance son tuyau en direct à la télé le soir du premier tour des élections législatives, décontenançant son adversaire du moment, Jean-Louis Borloo, alors ministre de l’Économie. À l’issue du second tour, la droite perdra une cinquantaine de députés. “Sur chaque sujet, il sait exactement les trois personnes qu’il faut appeler. Et dans les deux heures qui suivent, il obtient une note”, ajoute l’un de ceux qui gravitent dans la galaxie fabiusienne. “Laurent Fabius a toujours beaucoup fait travailler les experts, les technos”, commente Stéphane Israël, plume de Fabius, aujourd’hui directeur de cabinet d’Arnaud Montebourg, qui a animé avec Bernard Pêcheur et Florence Parly les petits déjeuners du Café Musset jusqu’en 2012. Et beaucoup se souviennent aussi des déjeuners organisés au Bistrot de Paris ou des petits déjeuners chez Fabius.
Pas de raison donc que l’homme change aujourd’hui de méthode. “Ça lui permet sur un même sujet de croiser les approches, les avis, les options”, résume Guillaume Bachelay. Aujourd’hui, au Quai, au cours de petits déjeuners et déjeuners réguliers, Laurent Fabius s’entretient avec des chefs d’entreprise, des banquiers, des patrons, pour servir sa diplomatie économique, priorité de son ministère. Avec une ambition : aider les entreprises françaises à mieux exporter et attirer les entreprises étrangères en France. “C’est plutôt un facilitateur, analyse François Hollande. Il utilise sa personnalité pour la réussite du développement français.” “Cette méthode permet aussi de peser, d’être entendu et écouté, de rester dans le jeu politique”, admet un proche. Et Jérôme Clément d’ajouter :
“Ces réseaux sont la conséquence d’une politique. Il aime les gens, il s’intéresse aux jeunes talents et les fait monter.”
Hollande le reconnaît volontiers : “Il a toujours eu ce souci de placer les siens. Il suit les nominations. Quand il a un avis pour un poste, il le dit. Sans insister.” La Fabiusie “est un grand réseau dans le monde des affaires, commente un de ses anciens conseillers. Ils viennent des cabinets ministériels et des administrations et sont soudés comme les doigts de la main.” Et cet autre membre de la galaxie, qui veut rester anonyme, de lâcher : “La Fabiusie fonctionne comme le socialisme hôtelier. On trouve une place à tous les fidèles. On ne les oublie jamais.” Laurent Fabius nuance : “Ce n’est pas de l’entrisme”, même s’il reconnaît pouvoir proposer quelques noms…
Dans la plupart des cabinets ministériels, on trouve aujourd’hui un fabiusien. Analyse d’un proche : “Tout le monde a pensé depuis quinze ans que Fabius serait un jour en situation d’être Président. Et donc les meilleurs se sont mis à son service. Fabius a une préférence, les énarques normaliens. Les normaliens ont la culture générale, les énarques ont la culture pratique et administrative de l’appareil d’État. Mais in fine, c’est toujours celui qui a été élu qui est le plus écouté. Pour lui, l’élection confère une légitimité supplémentaire.” D’où le fait que Fabius encourage les siens à se présenter à une élection. Et si ça coince, il intervient. “Il voulait que je devienne député”, raconte Pascale Boistard, en charge après le départ de Claude Bartolone de l’animation du réseau des fabiusiens.
“Il fait très attention au devenir des uns et des autres. Dans toute négociation, il a toujours demandé de veiller aux places des anciens fabiusiens et de faire émerger de nouveaux talents.”
Souvenir amusé de Hollande quand il était à la tête du PS : “Je regardais ça avec intérêt, parfois avec méfiance !” Ainsi lors des négociations pour les législatives, Laurent Fabius s’inquiète pour plusieurs de ses proches. Et fait passer lors d’un bureau national un petit mot à François Lamy, alors bras droit de Martine Aubry : “Thomas Thévenoud”, souligné de trois traits. Pas la peine d’en dire plus. Celui qui a travaillé au côté de Laurent Fabius au ministère des Finances et à l’Assemblée nationale aura sa circonscription.
“Aujourd’hui, on est à peu près présents sur l’ensemble du territoire, parfois de façon inégale, commente la députée Pascale Boistard. Nos points forts, ce sont la Seine-Maritime, le Pas-de-Calais, la Gironde, la Somme, le Val-de-Marne et, dans une moindre mesure, Paris. On a aussi un bon groupe dans les Bouches-du-Rhône, dans l’Hérault, dans l’Aude et en Haute-Garonne. On veille à ce que les nouvelles générations puissent exister au national.” Les fabiusiens représenteraient ainsi entre 10 % et 15 % du PS. “Mais, selon l’un d’entre eux, notre influence va bien au-delà.” Car à la différence des hollandais “divisés en chapelles”, les fabiusiens seraient “un bloc homogène”, selon Pascale Boistard.
Pour François Hollande, Fabius “pèse même encore plus au groupe PS de l’Assemblée nationale”, environ 25 %.
“On est une force tranquille qui tire sa force de son irrigation dans les territoires et de sa longévité. On est les mieux organisés, producteurs d’idées, et sur la durée”, commente Pascale Boistard.
Fabius à la tête d’un des réseaux les plus structurés du PS, chacun attend de racheter l’héritage. L’un raconte : “On est très sollicités par des forces politiques du PS qui souhaitent qu’on les rejoignent.” À le regarder dévorer ses notes dans l’avion, pour l’Italie ou le Maroc, Fabius ne semble pas vouloir leur faire ce cadeau-là. Le rythme est soutenu. Il est 5 heures du matin ce 12 décembre. Départ du ministre et de ses conseillers pour Marrakech et la réunion des “Amis de la Syrie”. Tout le monde est endormi. Lui arrive, frais comme un gardon, demande à ses conseillers : “Quoi de neuf ?” Toujours en avoir deux ou trois sous le coude, “brefs et brillants”, précise l’un d’eux. Fabius se contente d’une petite tasse de thé quand tout le monde carbure au café.
Le 21 décembre, en route pour Rome. On se croirait en train de vivre la BD Quai d’Orsay, dont l’adaptation est tournée au ministère. Fabius reprend pour la énième fois les trente pages du discours qu’il prononcera devant la conférence des ambassadeurs, annote, raye, entoure. Un conseiller sent la sueur perler sur son front. Il va falloir tout réécrire et l’heure tourne. Deux conseillers s’y attèlent : “Premier paragraphe : ‘les réalisations devront se faire’, et tu ajoutes : ‘sans doute’.” L’avion atterrit. Ils finissent sur le fil du rasoir. Mais que cherche Fabius ? Lui qui avoue avoir compris que l’Élysée, c’était fini. “Matignon ?”, lui a demandé un jour un conseiller. “Arrêtez ! Vous êtes stupide ! Sortez ! Ça ne marche pas comme ça.” Réponse de François Hollande : “Je n’ai qu’un Premier ministre, Jean-Marc Ayrault.” Pour certains, Fabius, animal politique, garderait une ambition. Celle de durer, d’exister, de laisser sa trace. Pour les autres, il serait uniquement mû par l’intérêt général et l’obsession d’être utile. Avec une priorité : réussir au Quai en développant la diplomatie économique, la diplomatie environnementale et la francophonie. Et Laurent Fabius de trancher :
“Il est indispensable de se renforcer sur le plan économique. Tout est lié en terme d’influence. Raison pour laquelle je vais prochainement nommer des ambassadeurs en régions à disposition des présidents de régions. Mon objectif, c’est de réussir, pas d’avoir un autre poste.”
Et d’égrainer son agenda pour les mois à venir. Puis il finit une conversation par un mot de Mitterrand : “En politique, quand ça va, c’est ennuyeux. Quand ça ne va pas, c’est pire. Il faut toujours rester prudent !”
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