Directeur des programmes de la radio depuis 1989, Laurent Bouneau fait la pluie et le beau temps dans le rap hexagonal. Mais ils sont nombreux, rappeurs comme auditeurs, à lui reprocher des choix trop commerciaux.
« La radio numéro 1 sur l’imposture entre dans l’histoire. #bahbravolaulau”. Voilà comment Booba salue le travail de Laurent Bouneau, directeur général des programmes de Skyrock, sur Instagram le 20 janvier. La radio qui revendique d’être “première sur le rap” accuse 622000 auditeurs de moins que l’année dernière.
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Le différend opposant le Duc à Skyrock est de notoriété publique – Booba lui reproche d’avoir boudé le seul et unique disque de Lunatic. “Si je le vois devant moi, je lui mets une gifle, dégaine B2O, installé sur la terrasse d’un restaurant sarde de South Beach, à Miami. Quand il a parlé de ‘rap de village’ à propos de notre musique, ça avait des relents racistes. Il n’a jamais supporté que je finisse disque d’or en indépendant sans l’aide de Skyrock.”
“J’fais pas mon son pour plaire à Laurent Bouneau”
Booba n’est pas le seul à s’en prendre au mogul de Sky. Rohff, Lino, Soprano, La Fouine… Tous y font référence au détour d’une rime, renforçant la légende noire qui s’est peu à peu construite autour de lui. Nekfeu, dans Ma dope, résume bien la position paradoxale des rappeurs vis-à-vis du Rennais, débarqué à Paris en 1975 : “J’fais pas mon son pour plaire à Laurent Bouneau, mais c’est une victoire quand il est diffusé.”
Directeur des programmes de Skyrock depuis 1989, puis directeur général des programmes depuis 1995, il peut décider du sort d’un artiste en un clic, en l’intégrant dans sa playlist diffusée à 3 millions et demi d’auditeurs quotidiens. Son nom a de quoi faire trembler.
“Booba n’a pas besoin de lui”
“Le monde du rap se divise en deux catégories : ceux qui ont besoin de lui et qui ne vous répondront pas, et ceux qui lui crachent dessus”, résume le manager d’un des rappeurs français les plus connus. “Booba n’a pas besoin de lui”, ajoute-t-il, un sourire en coin.
Dans son bureau tapissé de disques d’or et de platine, le taulier de Sky n’a pourtant rien de Gengis Khan. Barbe de trois jours, jean et blouson en cuir : on l’imagine plus à un concert de Johnny que levant les bras sur Qu’est-ce qu’on attend de NTM.
“Booba ne veut pas plaire au plus grand nombre, il veut plaire à ses fans”
Entre deux clopes, le quinqua riposte aux saillies de B2O : “Un artiste comme Booba est compliqué à diffuser en radio car il est segmentant : sa fan base l’idolâtre, tandis que ses détracteurs le haïssent. Ce qui me plaît, c’est quand un morceau touche le public le plus large. Booba ne veut pas plaire au plus grand nombre, il veut plaire à ses fans, aux gardiens du temple.”
Son temple à lui est aux antipodes du rap : “Quand j’avais 15 ans, le mec au-dessus de chez moi mettait à fond I’m in Love with a German Film Star, de The Passions. J’adorais ce titre, je suis monté le voir, j’ai copié tous ses disques sur cassettes, et je suis devenu fanatique de new-wave”.
Bon élève abonné au premier rang, ce grand timide traverse les 80’s avec un look inspiré des Cure : “Pantalon en treillis noir, grosses godasses de motard à la Simon Gallup, c’était pas du tout le Laurent de maintenant !”, s’amuse un de ses camarades de terminale.
“Il n’était pas très bon en studio”
En 1981, Mitterrand libéralise le secteur des radios libres. Deux ans plus tard, Bouneau fête ses 18 piges et se met en tête d’envoyer une maquette à La Voix du lézard, une petite station au slogan visionnaire : “Une longueur d’ondes d’avance”. Gérard Beullac, le directeur des programmes, est séduit par le concept.
Bouneau et son ami Renan Le Boulch sont embauchés pour présenter tous les samedis soir Le hit qui vient du froid, à partir de 1984. Peu à l’aise à l’antenne, il se replie rapidement hors micro pour devenir l’assistant de Beullac, qui lui présente le directeur de la radio, Pierre Bellanger.
“Ce n’est pas un ‘fils de’, il n’avait pas de réseau parisien”
“Il n’était pas très bon en studio, mais il s’est calé dans la roue de Gérard Beullac et s’est très vite fait remarquer en jouant le rôle de capo, et en balançant les gens”, lâche un ancien animateur de La Voix du lézard. Fabrice Gardel, producteur et ami de lycée de Bouneau, ne lui prête pas les mêmes intentions machiavéliques : “ll a arrêté ses études pour la radio, c’est un choix de vie plutôt que de l’opportunisme. Ce n’est pas un ‘fils de’, il n’avait pas de réseau parisien, il s’est fait tout seul. D’ailleurs, il cite souvent cette phrase : ‘Dans la vie, il y a des gens qui ont des explications, et d’autres qui ont des résultats.’”
Le résultat pour Bouneau, en 1986, c’est sa nomination comme responsable de la programmation musicale de Skyrock, radio qui a succédé un an plus tôt à La Voix du lézard, après le départ de Gérard Beullac : “Pierre (Bellanger – ndlr) a estimé que j’étais le mieux placé pour assumer cette fonction”, constate seulement l’heureux élu, roublard. A-t-il savonné la planche à son ancien boss ? Seule réponse de Beullac : “Je ne reviens jamais sur mon passé.”
“Nous avons contribué à populariser la scène rap française”
Bouneau s’illustre en 1996 en bouleversant totalement l’identité musicale de Skyrock. La loi sur les quotas impose subitement aux radios privées de diffuser un minimum de 40% de chansons d’expression française. Il mise alors tout sur le hip-hop, qui a le vent en poupe, et transforme le slogan de Sky : “Premier sur le rap”.
L’effet sur les maisons de disques est immédiat : “Les négros n’arrêtent pas de signer”, rappe alors Booba dans le morceau La Lettre, en 2000. Le boss de Sky se vante même dans son livre autobiographique (Le rap est la musique préférée des Français, réédité en février 2016) du coup de pouce qu’il a donné à cette contre-culture émergente en France : “On peut dire que nous avons contribué à populariser, développer et vitaliser la scène rap française.”
Les succès s’enchaînent au sein du rap français. L’Ecole du micro d’argent d’IAM est disque d’or le soir de sa sortie ; Suprême NTM atteint l’objectif rien qu’en précommandes. Laurent Bouneau sait qu’il a eu le nez fin en se positionnant sur les “musiques urbaines”, mais des critiques commencent à poindre au début des années 2000. Les groupes de rap se sont multipliés et la lutte des places dans les charts alimente la rancœur contre Skyrock et son patron.
En 2002, Skyrock coproduit la première édition d’Urban Peace
Celle-ci éclate au grand jour le 21 septembre 2002 : 43000 jeunes se pressent dans un Stade de France chauffé à blanc pour assister à la première édition d’Urban Peace, le premier festival à la gloire des musiques urbaines en France, coproduit par Skyrock.
Pendant six heures, les plus grands noms défilent et déchaînent la foule, quand soudain l’imprévisible JoeyStarr douche l’assistance en concluant son show par cette diatribe : “Je ne remercie pas la radio Skyrock, qui n’a pas invité l’ensemble de la scène hip-hop française, dont le groupe La Brigade.”
En 2007, les “émissions spé” sont arrêtées
Skyrock réussit à conserver une crédibilité aux yeux des puristes du rap français grâce aux “émissions spé”, durant lesquelles des rappeurs ont carte blanche pour débusquer de nouveaux talents. Mais leur arrêt en 2007 déclenche une véritable tempête dans le milieu. Jacky, des Nèg’ Marrons, animait l’une d’entre elles, baptisée Couvre-feu. En février 2007, il est convoqué dans le bureau de Bouneau, qui lui annonce la fin de son émission pour des motifs économiques : “Je tombe de haut, se souvient Jacky. Pour nous, l’émission fonctionnait très bien, en tout cas par rapport à notre cible, purement hip-hop urbain qui aimait le bon son.”
Une chanson assortie d’un clip est même composée en réaction à cette décision. La rupture entre une frange du rap français et Bouneau est consommée. “Joey avait critiqué Sky en expliquant que ce n’était pas normal de s’autoproclamer première radio sur le rap et de ne pas inviter un groupe tel que Lunatic. Au fil du temps, c’est ce que le milieu du rap et une partie des auditeurs ont commencé à ressentir”, relate Jacky, qui va relancer Couvre-feu sur OKLM, la radio du Duc, au printemps.
“Si tu regardes sa playlist, il n’y a que des artistes confirmés”
Depuis, Laurent Bouneau est devenu un défouloir pour tous les rappeurs en rupture de ban. “L’industrie musicale le perçoit comme un programmateur qui va donner sa chance à des nouveaux projets, mais si tu regardes sa playlist, il n’y a que des artistes confirmés”, tranche un directeur de label indépendant. “C’était un virage marketing. Il y avait un revival rap dans les banlieues, Bouneau en a profité de manière très pragmatique”, estime Childéric Muller, un des premiers animateurs de La Voix du lézard.
Laurent Bouneau essuie les critiques sans broncher, et ne les dément qu’à moitié : “La seule critique valable à notre encontre, c’est notre volonté de transformer le courant hip-hop en pop urbaine. Je ne m’en cache pas : ma volonté, c’est de plaire au plus grand nombre.”
Pour continuer à trôner au sommet du rap game, Bouneau mène une guerre sans pitié à ses concurrents. En 2006, le rappeur marseillais Faf Larage cartonne avec Pas le temps, le générique français de la série culte Prison Break, premier du top 50 durant neuf semaines et disque de platine. Bouneau se frotte les mains. Mais Faf Larage a l’outrecuidance de répondre à l’invitation de L’Emission sans interdit sur NRJ, l’ennemi de toujours de Sky : “Il était en guerre avec eux, il n’a pas digéré.”
“Tu n’as pas le droit d’aller sur une autre radio”
En entendant sa poule aux œufs d’or, le sang de Bouneau ne fait qu’un tour. Un seul coup de fil suivra : “Pourquoi es-tu allé sur NRJ ? La radio du rap, c’est Sky. Tu n’as pas le droit d’aller sur une autre radio.” Faf n’aura pas le temps de répondre, Bouneau lui raccroche au nez. Le rappeur ne sera plus jamais programmé en playlist.
Malgré cette toute-puissance, l’audience de la radio est en chute libre, subissant les effets conjugués d’internet et des réseaux sociaux. Mais Bouneau tient bon. Vizir de Skyrock depuis 1995, il ne s’imagine pas une seconde dans le costume du calife Pierre Bellanger.
On lui a cependant proposé la direction du label EMI. “Il y a eu des discussions, ça a duré quatre mois”, révèle-t-il. Mais il décline : “Il aurait fallu que je mène une campagne pour me faire accepter des gens sur place.” Laurent Bouneau, victime de l’étiquette Sky ? “Je ne pense pas, mais des patrons de label n’avaient pas envie que je les dirige. Ils estimaient que je ne serais pas à la hauteur. On a pris un énorme risque en 1996, mais on ne peut pas seulement répondre aux envies du fan puriste, sinon la radio pop n’existerait pas. Si tu dois plaire aux gens en dessous à ton arrivée, ce n’est pas la peine.” Laurent Bouneau, lui, vise toujours au-dessus.
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