Alors que la présidence de Radio France est en suspens, la patronne d’Inter dresse le bilan de son action. Rajeunissement des programmes, féminisation de la grille : Laurence Bloch défend ses choix, effectués dans un contexte de concurrence exacerbée.
Elle est celle qui a changé France Inter. Directrice d’une antenne qu’elle a portée au sommet des audiences, Laurence Bloch a opéré sur la grande chaîne généraliste nationale un changement profond et durable. Un changement qu’elle a souhaité générationnel : ils s’appellent Nicolas Demorand, Léa Salamé, Augustin Trapenard, Guillaume Meurice, Charline Vanhoenacker, Alex Vizorek ou encore Eva Bester, ils sont jeunes, et ce sont eux qui ont désormais sur leurs épaules le présent et l’avenir de leur radio.
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Il y a eu des inquiétudes au moment du départ précipité de Patrick Cohen à Europe 1. Elles furent très courtes. Avec Demorand et Salamé aux commandes, la tranche 7/9 d’Inter n’a jamais semblé aussi incontournable. Après les news, Augustin Trapenard accueille autant Damso qu’Annie Ernaux, plus d’Orelsan que de Vincent Delerm. L’après-midi, Charline et ses boys ont repeint l’humour maison. C’est de son bureau qui donne sur la Seine, entre deux réunions, que Laurence Bloch nous a accordé une interview en forme de bilan – mais surtout pleine de perspectives.
Quel bilan tirez-vous de l’action de Mathieu Gallet, qui a quitté la présidence de Radio France au début du mois de mars ?
Laurence Bloch — Mathieu Gallet a porté cette maison dans toute sa diversité, pas seulement au niveau de la Maison de la Radio mais aussi au niveau des orchestres et de la production culturelle. Il a mis du temps à comprendre la plénitude des missions de cette maison, ce qui avait déclenché un vif mouvement de réaction. Depuis, tout le monde s’est mis en marche en même temps, il y a eu une rencontre entre lui et la Maison. C’est vraiment dommage que ça se termine comme ça.
Vous avez parlé d’un “mercato sauvage” à la rentrée 2017. Au final, vous avez gagné cette guerre des audiences contre Europe 1. Avez-vous eu un moment de doute quand vous avez vu partir les animateurs les uns après les autres ?
J’ai eu plus qu’un moment de doute, j’ai eu un vrai moment d’angoisse. Qu’un anchorman (Patrick Cohen – ndlr) quitte la station, c’est le jeu. Mais qu’il aille en face à face sur une radio concurrente, c’est plus compliqué à gérer. Quand de surcroît vous devez faire face à un mouvement collectif de départs, vous vous demandez comment faire pour que le bateau que vous menez conserve son équilibre et sa confiance en lui. D’un autre côté, ça a fait comme un maul au rugby, tout le monde s’est mis ensemble pour dire ‘on aime cette station, on va la défendre’. Beaucoup de gens de talent sont restés, beaucoup de gens que l’on avait installés en 2014 avec Emmanuel Perreau (aujourd’hui directeur délégué d’Europe 1 aux programmes et à l’antenne – ndlr). A partir de là, on a commencé à reconstruire.
Qu’est-ce qui a fait que la matinale se porte si bien ?
Une radio se construit presque comme une maison de couture. Il y a une allure Dior, agnès b. De la même manière, il doit y avoir une allure France Inter. Les auditeurs ne sont pas accrochés par une personne, mais par une façon d’être. Un ton, une curiosité à l’égard de l’époque.
N’y a-t-il pas aujourd’hui une forme d’uniformisation des matinales dans le paysage radiophonique avec l’interview, une pastille comique… ?
Quand une recette marche, tout le monde a envie de la copier. Et puis on a pris un risque en introduisant une nouvelle formule de la seconde partie de la matinale, le 5 mars dernier. Avec la pastille de Charline Vanhoenacker à 7 h 58, nous avons réintroduit l’humour, mais surtout l’humeur. Le succès d’une radio vient du fait qu’elle rencontre une époque. D’autre part, la fabrique d’une radio n’est ni un processus scientifique, ni un processus marketing, c’est un processus artistique. Notre antenne réussit à créer une alchimie particulière avec nos auditeurs, qui ne sont pas ceux d’Europe 1 ni ceux de RTL.
Vous avez aussi fait le pari d’une génération. Trapenard, Demorand et Vanhoenacker ont presque le même âge. Ils incarnent une certaine forme de décontraction, qui tranche avec la patine sérieuse d’Inter. Est-ce qu’ils n’ont pas repris les rênes en y ajoutant une petite touche “cool” ?
Il y a de la décontraction, mais on doit rester la chaîne du “gai savoir”. Face à la concurrence, le succès passe par l’incarnation. Inter, ça a été Claude Villers, Pierre Bouteiller, Jacques Chancel. Nous avons donc travaillé sur la création d’une nouvelle génération de noms dont on se souviendra. Ces animateurs sont surdiplômés. Augustin Trapenard est agrégé d’anglais, Nicolas Demorand est agrégé de lettres… Ils ont un rapport de curiosité optimiste vis-à-vis du savoir, et non pas de convenance.
Augustin Trapenard fait venir très tôt le matin à une heure de grande écoute des rappeurs, des intellectuels. Comment expliquer la réussite d’une formule qui apparaissait risquée sur le papier ?
Nous nous sommes fait l’obligation de respecter ses choix. Lorsqu’on était en train de fabriquer la grille, je lui ai dit : “Mais enfin Augustin, tu es sûr ? Un entretien de quarante minutes avec Damso ?” Enfin, à ce moment on ne parlait pas vraiment de Damso, mais vous voyez l’idée. Il m’a dit : “Laurence, je ne veux pas d’une bande de chroniqueurs ou autre, je veux qu’on entende, à 9 heures, la parole des artistes, dans son intégrité.”
Vous avez également féminisé la grille. Il y a eu une levée de boucliers par rapport à l’arrivée de Sonia Devillers, Léa Salamé, Charline Vanhoenacker, Eva Bester ?
Mathieu Gallet m’a suivie dans ce choix. On dit souvent que France Inter est une chaîne de gauche. A dire vrai, c’est plutôt une chaîne progressiste. Et parmi les valeurs progressistes, il y en a une qui se distingue tout particulièrement à mes yeux : la parité. D’ailleurs, il y a quelques années, nous avions mené une étude sur le 7/9. Pour les auditeurs, il ressortait clairement que la modernité ne pouvait passer que par une parité accrue.
Cette parité que vous appelez de vos vœux, est-elle atteinte aujourd’hui ?
Non, pas vraiment. Par exemple, il n’y a que des hommes entre 14 heures et 17 heures. Mais je ne vais pas imposer des femmes partout au détriment de gens qui ont plus de talent ou dont la compétence est avérée.
Quand vous avez été nommée patronne de France Inter, avez-vous subi de plein fouet cet environnement machiste ?
J’avais déjà eu un bref aperçu de ce qu’était la misogynie dans une rédaction lors de mon premier stage à Inter, en 1974. A l’époque, j’étais étudiante à Sciences Po. Et là, je peux vous dire que l’ambiance était plus que virile. Bien plus tard, lorsque j’ai été nommée directrice adjointe de Philippe Val (directeur de France Inter de 2009 à 2014 – ndlr), cela s’est manifesté différemment. Dans les couloirs étaient placardées des caricatures de moi absolument scandaleuses. Il y en avait une qui me représentait sur le bureau de Philippe Val, en soutien-gorge et bas résille. J’étais littéralement considérée comme sa “pute”. C’était en 2010… Je suis allée les arracher une à une, il y en avait partout. Ce fond misogyne n’était pas majoritaire mais les caricatures étaient tolérées. Aujourd’hui, je pense que j’ai réussi à instaurer une confiance entre la chaîne et moi.
Depuis l’affaire #MeToo, on a le sentiment que les personnes incriminées venant des grands médias sont toujours en place. Y a-t-il eu une libération de la parole chez vous ?
Mathieu Gallet a très vite mis en place une cellule, au sein de la direction des ressources humaines, pour que les victimes de discrimination ou de harcèlement soient entendues en toute confidentialité. Une décision a été prise très rapidement à l’encontre d’un salarié de la Maison. Cette cellule a recueilli un certain nombre de témoignages. Mais il faudra suivre cela de près et qu’il y ait une procédure très cadrée.
La musique est l’un des marqueurs forts de la station. Les choix de groupes sont parfois kamikazes, comme l’idée de passer du Feu! Chatterton à une heure de grande écoute…
On a une politique de concert incroyable, c’est vrai. Une radio de service public n’a d’intérêt que si elle fait la différence. En cela, je fais une confiance absolue à Jocelyn Perrotin, le directeur de la musique. Je l’ai connu quand il officiait chez Barclay, j’avais vu à quel point il était attentif et ouvert. Il porte une ligne qui a prouvé son efficacité. Ne serait-ce qu’aux Victoires de la musique, où beaucoup d’artistes “Inter” ont été choisis. L’apparition de Damso dans la Carte blanche d’Augustin Trapenard a généré des millions de vues, au moins autant que celle d’Orelsan. Ces vidéos permettent de toucher les jeunes qui voient France Inter comme une “radio chiante pour parents”. On peut passer des jeunes artistes tout comme on peut passer les Stones.
On sent que vous avez une relation filiale avec vos animateurs. Nagui nous a dit : “Si elle part, je pars…”
J’essaie de ne pas établir de relation hiérarchique avec mes animateurs. J’ai toujours pris les gens pour ce qu’ils sont. Charline Vanhoenacker est avant tout une journaliste géniale qui pratique l’humour, ce n’est pas une humoriste. Quant à Nagui, il n’a pas cherché à devenir un “sniper”, il est resté lui-même.
Quels ont été vos modèles ?
J’ai appris mon métier avec Claude Dupont. Pour resituer, c’était l’époque où les matinales de France Culture étaient enregistrées… Aujourd’hui, il m’écrit encore, et j’essaie de répondre à ses lettres deux à trois fois par an. Je compte également au rang de mes modèles Jean Lebrun, Laure Adler, Jean-Noël Jeanneney et Jean-Marie Borzeix. Ce sont eux qui m’ont appris ce qu’est la liberté à la radio.
Vous avez récemment annoncé un plan numérique. Est-ce que l’avenir d’Inter passe par les podcasts ?
Oui, c’est une partie de l’avenir de France Inter. La radio doit devenir une hyper-radio. Il faut qu’elle se démultiplie sur les réseaux sociaux. Aujourd’hui, je souhaite travailler sur une production native. Nous avons plusieurs nouveaux concepts dans les tuyaux. Demain sur vos platines devrait se situer à la pointe de la prescription musicale. Avec Rebecca Manzoni, qui anime Pop & Co, nous travaillons sur un prototype de contenu à destination du web, qui ferait place aux concerts.
Vous avez parfois le sentiment d’avoir un peu de retard sur ce virage du numérique ?
Non, je pense que nous ne l’avons pas raté du tout. Car Inter est première radio sur le numérique : plus de 30 millions de podcasts, avec 25 millions de vidéos vues. C’est bien loin d’être raté… Mais il nous fallait d’abord créer une souche cohérente. Il ne faut pas créer du podcast juste pour créer du podcast, il faut créer des objets qui ont à voir avec la marque. En France, le succès du podcast natif (programmes conçus directement pour le numérique, sans passer par l’antenne – ndlr) se compte en milliers de vues. A France Inter, nous pouvons compter sur 6 millions d’auditeurs, ce n’est pas la même échelle. Pour moi, le podcast vient en complément de la radio, ça ne la remplacera pas. Quand je suis arrivée à Inter en 2010, j’ai souhaité que l’on filme la radio. Cela ne s’est pas fait sans heurts, certains mettaient des sacs plastiques sur les caméras. Aujourd’hui, la révolution culturelle est acquise : les gens ont compris que le numérique était au service de la radio, et non l’inverse.
France Inter a-t-elle vocation à suivre l’exemple de France Info et à devenir une chaîne de télévision ?
Certainement pas. Mais on n’a rien à perdre à travailler sur certains projets en coréflexion et en coproduction avec l’image. Je ne vois pas d’inconvénient à ce que certaines de nos émissions puissent passer sur France Télévisions. D’ailleurs, c’est déjà le cas pour Questions politiques, diffusée sur France Info. En revanche, avoir tous les programmes de France Inter à la télé n’aurait pas grand intérêt.
Si vous ne deviez garder qu’une seule chose de vos années Inter, qu’est-ce que ce serait ?
Alors, déjà, je ne parle pas encore d’Inter au passé (rires). Je retiendrais surtout la fraternité de cette maison. Je me souviens particulièrement du soir des attentats du Bataclan. J’étais restée tard au sein de la Maison Ronde. A 22 h 12, l’alerte tombe. Et là, je vois arriver tous les journalistes de la rédaction, comme un seul homme, sans qu’on ait eu besoin de les appeler. C’est ça France Inter, pour moi.
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