Après les expositions consacrées à la célébration des avant-gardes russes, le Grand Palais élargit le propos à l’histoire matérielle et à la culture visuelle avec une exploration édifiante des rapports entre art et politique, invention et propagande au temps des Soviets.
Il y a deux ans, le centenaire de la révolution russe d’octobre 1917 donnait lieu à de nombreuses expositions autour de l’art des avant-gardes russes. A Paris par exemple, le Centre Pompidou accueillait notamment Kollektsia ! Art contemporain en URSS et en Russie. 1950-2000. Au Grand Palais, Rouge. Art et utopie au pays des Soviets aborde la période courant de la Révolution à la mort de Staline, en 1953.
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Réalisée en collaboration avec le Centre Pompidou, placée sous le commissariat de Nicolas Liucci-Goutnikov, l’exposition semble arriver sur le tard. Elle n’en constitue pas pour autant une redite ou une récapitulation. Rouge chausse les lunettes de l’historien et rassemble plus de 400 artefacts, pour la plupart jamais montrés hors de Russie, afin de tenter de donner un aperçu complet, c’est-à-dire le plus objectif possible, des formes produites par l’enrôlement des arts dans les rangs de la politique.
Le service de l’idéologie
Tout ce qui est exposé l’est à la condition impérative que son origine réponde à ce but précis : soutenir une idéologie, participer à une entreprise collective. Des chefs-d’œuvre, on en verra peu car l’exposition s’enracine dans la culture visuelle au sens large. Les arts décoratifs sont convoqués, de même que les barbouillages propagandistes issus de l’époque ultérieure durant laquelle se durcira le régime. Du moins ne verra-t-on pas les pierres angulaires des avant-gardes russes, celles qui ont participé à l’écriture de l’abstraction.
Plongez dans l'histoire d'un art qui a voulu changer le monde, avec l'#ExpoRouge ! 🔴 https://t.co/Bt65jyahho pic.twitter.com/YLb4dASq0A
— Le Grand Palais (@GrandPalaisRmn) April 24, 2019
Ce récit téléologique, celui de l’abstraction, propre de surcroît à une histoire de l’art occidentale, devient pluriel et se brouille. Le premier mur l’explicite d’entrée de jeu. S’y trouvent disposés plusieurs exemplaires d’affiches dites “fenêtres Rosta”. Réalisées en 1919 et 1920, leur dessein était de mobiliser une population largement analphabète en faveur de la jeune République.
Celles que présente l’exposition sont de la main de Vladimir Maïakovski, l’immense poète et dramaturge que l’on découvre, comme un certain nombre d’autres grands noms (il y en a peu, mais il y en a), sous un éclairage inédit. Entre une assiette de porcelaine décorée d’une faucille et d’un marteau (intitulée Laissons la classe bourgeoise périr, laissons le capital disparaître) et une collection de tissus à imprimé Transport ferroviaire ou Mécanisation agricole, El Lissitzky ou Alexandre Rodtchenko apparaissent au détour d’un cartel.
Le constructivisme
Membres clés du constructivisme, qui, de 1917 à 1921, sera étroitement lié au programme de la Révolution russe, ils participent ici d’un effort collectif. Artistes, designers, metteurs en scène, scénaristes collaborent. Lissitzky ou Rodtchenko dessinent des costumes pour des pièces de Maïakovski ou Vsevolod Meyerhold. Ce sont d’ailleurs ces dessins qui sont montrés, et non les tableaux, pour leur part plus connus car conservés dans les grands musées européens – l’an dernier, le Centre Pompidou présentait ainsi l’exposition Chagall, Lissitzky, Malévitch… L’avant-garde russe à Vitebsk (1918-1922).
Kasimir Malévitch lui-même est présent grâce à ses maquettes architecturales (les Architectones, notamment) et à deux petites toiles figuratives, dont un dessin à l’encre brune, Aveniriens, représentant cinq personnages qui arborent sur le ventre un motif de faucille et de marteau.
Le réalisme socialiste
Si le premier étage de l’exposition montre la construction d’un nouveau langage visuel relativement propice à la pluralité et aux expérimentations, ça se corse au second étage. L’entrée dans les années noires est soulignée par une scénographie aux murs eux aussi peints de gris sombre.
Voici l’arrivée dans le “réalisme socialiste”, voilà l’étage des croûtes monumentales célébrant les corps robustes des ouvriers et des athlètes de l’Union soviétique, et le début d’un style passéiste (au mieux) pompé sur les impressionnistes français. En 1932, Joseph Staline dissout les groupes artistiques qu’il remplace par des unions professionnelles. Le vocabulaire s’uniformise. La figuration triomphe. En 1930, Maïakovski se suicide. Malévitch meurt d’un cancer en 1935.
L’#ExpoRouge, au @GrandPalaisRmn, ose enfin dévoiler les œuvres produites durant le stalinisme, pour beaucoup jamais montrées. https://t.co/kaZnZd3CbY
— Le Monde Culture (@lemonde_culture) March 21, 2019
Certes, certains artistes continuent à créer. Par la photographie, Rodtchenko trouve le moyen de continuer à expérimenter avec la composition, bien qu’il soit comme tout le monde tenu de glorifier les soldats et les sportifs. Pour le reste, tout est pâteux, pâtissier, ronflant. Il n’empêche : ces tableaux, peuvent enfin être vus. On les regarde sûrement peu, passant de manière rapide cette partie, qui n’en reste pas moins indispensable à la construction d’une histoire matérielle mettant à mal l’idéalisation de la pureté des avant-gardes.
Rouge. Art et utopie au pays des Soviets Jusqu’au 1er juillet, Grand Palais, Paris VIIIe
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