Depuis le 6 décembre, l’entreprise publique des télécommunications Etecsa a permis l’accès à internet sur mobile dans l’île de Cuba. Une avancée importante mais insuffisante pour la liberté à tous d’accéder à l’information, de s’exprimer ou de communiquer, qui témoigne des inégalités de la population cubaine.
Sur la grande place de Trinidad, à la Havane, les gens s’arrêtent pour se connecter l’espace d’un instant pendant lequel ils parviennent à se connecter au réseau wifi et grâce à lui, échanger des nouvelles et joindre leurs proches à l’étranger. Dans des scènes surréalistes, des groupes se massent silencieusement en extérieur sous la chaleur écrasante, les yeux rivés sur leurs écrans. Pour trouver une connexion, il ne faut pas seulement se déplacer dans l’un d’eux, mais aussi acheter une carte à douze chiffres qui permet d’accéder au réseau pendant une heure pour une somme équivalente à un dollar. Ce parcours du combattant vit peut-être ses derniers jours : depuis le 6 décembre, l’entreprise publique de télécommunications Etecsa a mis à disposition une connexion internet sur mobile. Ce changement questionne l’accès inédit des cubains à l’information et aux réseaux sociaux, avec tout le potentiel subversif que cela implique.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Selon un rapport annuel publié par les plateformes digitales Hootsuite et We Are Social début 2018, une personne sur deux utilise désormais internet dans le monde, et 9 personnes sur 10 consultent les réseaux sociaux sur leur smartphone. À Cuba, la situation est légèrement différente. Les évolutions technologiques y sont marginales en comparaison avec la révolution numérique qui a bouleversé ailleurs les modes de vie au tournant du XXIe siècle. L’archipel des Caraïbes reste l’un des rares territoires de la planète fermé au libéralisme et au capitalisme. Longtemps éloigné de la scène internationale et du commerce mondial, son isolement a commencé à s’ébrécher il y a tout juste une dizaine d’années. Lors d’un déplacement sur l’île en juin 2014, Eric Schmidt, alors président de Google, a observé que le web y était “coincé dans les années 1990”. En 2008, la fin de la présence de Fidel Castro au pouvoir après plus de quarante ans à la tête du pays et le réchauffement des relations avec les Etats-Unis ont amorcé une ouverture économique inédite qui, peu à peu, modifie le quotidien des Cubains et leurs rapports avec le reste du monde. La technologie s’installe à sa manière dans ce régime où le monopole d’Etat est la norme et la liberté d’expression fortement restreinte.
Une île hors du temps
En vacances dans l’île communiste, les touristes demandent leur chemin plutôt qu’à GoogleMaps, cherchent un restaurant dans un guide imprimé plutôt que sur TripAdvisor, prennent des photos qu’ils ne partageront qu’une fois rentrés. Ils réapprennent à discuter et à vivre déconnectés le temps d’un séjour. Pour les Cubains, la situation est moins exotique. Un abonnement mensuel à internet coûte trois fois plus cher qu’en France, entre 60 et 150€ selon les périodes. En 2016, un rapport d’Amnesty International a établi le pays comme le plus déconnecté des Amériques, précisant que seulement 5% des foyers disposaient d’une connexion à internet.
La situation évolue lentement : le premier espace de wifi public a été créé en juillet 2015, et l’accès à internet est désormais possible en tous lieux sur smartphones. Pour autant, le pays est très loin d’un accès permanent et universel à internet. L’un de ses symptômes est l’existence de deux réseaux différents à Cuba : l’un, mondial, analogue à celui qui existe à l’international et un intranet national beaucoup moins cher et très contrôlé, illustrant un phénomène partagé entre discrimination économique et censure du pouvoir.
Discrimination économique
L’implantation de serveurs et les partenariats noués avec des acteurs internationaux des télécommunications (Google, Huawei) débloquent lentement l’accès à internet. L’ouverture au libéralisme économique a entraîné du même coup une augmentation des inégalités loin de garantir sa démocratisation. Jérôme Leleu, chercheur à l’EHESS sur le rôle de l’Etat et des affaires publiques à Cuba, explique que “la société cubaine est beaucoup plus hétérogène qu’auparavant, avec des inégalités économiques, sociales beaucoup plus importantes et donc des secteurs de la population qui n’ont pas forcément les mêmes intérêts”. C’est pourquoi “l’accès à internet va être demandé par les jeunes cubains urbanisés, qui travaillent dans le secteur du tourisme et reçoivent de l’argent de l’étranger”.
À l’instar des deux réseaux qui permettent de se connecter sur le web, il existe deux monnaies en circulation sur l’île, l’une équivalente au dollar et convertible, l’autre, moneda nacional, 25 fois plus faible et non convertible. Pour ceux qui travaillent dans les secteurs du tourisme ou dans des entreprises privées, la monnaie utilisée sera la première. Pour les autres, qui travaillent dans la fonction publique – c’est à dire 70% de la population -, ce sera la seconde. Les disparités sont donc fortes au fur et à mesure que l’île s’ouvre au libéralisme économique.
Depuis jeudi, les cubains peuvent se connecter sur internet pour la somme de 30 pesos convertibles mensuels. Cela équivaut au salaire mensuel moyen, et est donc beaucoup trop élevé pour la majorité d’entre eux. Ce prix s’explique par le coût élevé des investissements et des infrastructures et va être amené à baisser. Beaucoup de services sont encore subventionnés à perte, comme le téléphone fixe. Dans le cas d’internet, l’Etat chercherait à y appliquer une logique de rentabilité. “C’est au fur et à mesure que les coûts seront amortis que le prix va pouvoir diminuer”, prévoit Jérôme Leleu. L’autre difficulté majeure pour un accès libéralisé à internet est elle, bien intentionnelle, puisque le gouvernement cubain censure tous les sites et informations qui lui semblent menacer son équilibre : par exemple, le média indépendant 14ymedio, créé en 2014 par une blogueuse pour “contrebalancer le monopole des médias officiels”. Celle-ci a publié le 6 décembre sur son compte Twitter : “Bonjour depuis La Havane. Je compte les heures jusqu’à l’arrivée d’internet sur mobile… nous verrons sa qualité, car nous savons que les prix seront très élevés. Je vous dirai ce qu’il en est”.
#Cuba Buenos días desde La #Habana. Contando las horas para que llegue la internet a los móviles… vamos a ver la calidad porque ya sabemos que los precios están por las nubes. Les contaré qué tal está. https://t.co/55UDH3edC4 pic.twitter.com/1I6nMCsuyu
— Yoani Sánchez 🇨🇺 (@yoanisanchez) December 6, 2018
Vers le modèle chinois ?
Malgré l’avancée progressive de la connectivité sur l’île et la démultiplication des supports, l’Etat contrôle l’accès aux informations, prive l’accès aux pages qu’il estime non conformes à la ligne politique ou subversives vis à vis du régime. C’est l’entreprise chinoise Huawei qui fournit les infrastructures et les hotspots wifi qui se développent sur l’île. Pour Jérôme Leleu, le comportement de l’Etat cubain se calque sur celui de son partenaire chinois, un modèle “dans lequel une large partie de la population, la plus urbanisée, a accès à internet avec des restrictions en termes de contenu pour éviter que les cubains n’aient accès à des informations que l’Etat cubain juge subversives ou mensongères”.
Pour autant, cette censure trouve des limites fondamentales dans l’incapacité du pouvoir à développer ses propres réseaux sociaux et services de messagerie, ce que la Chine a pu effectuer : “Contrairement au régime chinois, Cuba n’a pas les moyens de développer ses propres réseaux s’il veut satisfaire les demandes de la population”. Le potentiel viral des réseaux sociaux, auquel les cubains vont avoir de plus en plus accès, est une hypothèse plus réaliste que chez son voisin asiatique. Dans l’avenir, le développement de l’accès à internet favoriserait des moteurs de recherche et des réseaux sociaux déjà existants, et possiblement, une liberté d’expression nouvelle qui populariserait les critiques voire la contestation de la société civile. Sa lente démocratisation sur l’île caribéenne reste donc à observer au sein d’un processus à court et moyen terme.
{"type":"Banniere-Basse"}