A l’occasion du lancement français de Viceland, nous avons rencontré Shane Smith et Spike Jonze, venus coacher à Paris les débuts de leur chaîne TV.
C’est un petit peu ironique. Pour parfaire une bonne fois pour toutes son développement et entériner sa position de surplomb, le média emblématique des millennials, du turfu underground et de la culture digitale a choisi d’investir dans un support très XXe siècle : la téloche.
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Ce 23 novembre, Viceland débarquera en France en version payante, disponible dans le bouquet Canal+. Shane Smith, qui a fondé Vice en 1994 sous le titre Voice of Montreal et tient toujours la barre d’un groupe aujourd’hui présent dans 58 pays, s’en défend bien : “Je vois notre arrivée en France un peu comme ce qui s’est passé au Canada. Pendant longtemps, on s’y est développé à tâtons, de façon dispersée, sans avoir la main sur toute la tuyauterie. Le lancement de la chaîne a joué un rôle de rassemblement des forces.” Au Canada, les résultats du groupe ont été multipliés par dix. Une équation aussi généreuse est-elle possible dans l’Hexagone ?
Vice France revendique 10 millions d’utilisateurs
Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts entre la première implantation de la firme en France, en 2007, avec la version frenchie de son magazine (mensuel gratuit au très fort taux de cool distribué dans les boutiques de fringues, les galeries d’art, les bars et les lieux phares de la contre-culture de niche dont Vice se veut le porte-drapeau), et les 10 millions d’utilisateurs revendiqués par Vice France, majoritairement jeunes, et répartis sur huit sites thématiques : Vice.com, Vice News, Vice Sports, Motherboard pour les sciences, Noisey pour la musique, Munchies pour la bouffe, The Creators Project pour l’art et i-D pour la mode.
A la télévision, l’aventure a déjà commencé, quoique discrètement, sur France 4, avec une émission quotidienne (Le Point quotidien, en 2014) puis hebdomadaire (Grand Central, en 2015). Elle prend maintenant une proportion nouvelle, alors que Viceland, proposée depuis février aux Etats-Unis et au Canada, s’affirme comme le vaisseau mère de l’expansion internationale du groupe.
Présente au Royaume-Uni depuis septembre (avec des résultats pour l’instant mitigés, mais Smith se dit confiant) et en France désormais, la chaîne se lancera bientôt en Asie du Sud-Est, au Moyen-Orient, en Afrique, avec à chaque fois des partenariats avec de grands groupes de médias locaux.
“Il y a un dosage à trouver entre l’universalité de notre subculture et les spécificités de chaque pays” Shane Smith
La question de l’offre éditoriale se pose alors : globalisation des contenus américains ou adaptations locales de la “méthode” Vice ? “A chaque fois qu’on s’implante dans un nouveau territoire, il y a un dosage à trouver entre l’universalité de notre subculture et les spécificités de chaque pays, explique Smith. En France, je dirais qu’il y a surtout une grande sophistication culturelle. Les meilleurs films indés du monde sont faits ici. Il faut qu’on ait une prise sur ce réservoir de talents, sur l’univers alternatif français.”
La chaîne va surtout proposer ses shows américains
En attendant, la chaîne va surtout proposer ses shows américains, avec notamment quelques émissions clés et un modus operandi qui a déjà fait ses preuves : engager un visage connu, chargé d’une forte identité, pour traiter sur le terrain un thème auquel le public l’associe puissamment.
https://youtu.be/DoFiX-X-rHo
A l’instar d’Ellen Page pour Gaycation, une série documentaire consacrée à un état des lieux des questions LGBT à travers le monde ; Action Bronson pour F*ck that’s Delicious, un show consacré à la gastronomie ; ou encore Michael K. Williams avec Black Market, une enquête sur les économies souterraines et la criminalité.
https://youtu.be/b-h8tqHLsE4
“Le profil de Michael K. Williams est décisif pour justifier notre approche : à travers son personnage d’Omar dans The Wire, le public est très familiarisé avec lui, tout comme les personnes qu’il interroge : des gars de la rue qui s’ouvrent à lui comme ils ne s’ouvriraient jamais à un journaliste.”
https://youtu.be/w0Z9Uz_EMHo
Seules deux émissions de production française sont annoncées
Shane Smith et Spike Jonze (qui en marge de son activité de réalisateur collabore étroitement avec Vice depuis une douzaine d’années) cherchent activement les têtes qui pourraient de la même manière incarner Vice en France sur des thèmes donnés.
Smith ajoute : “C’est Thomas Benski, un producteur auquel Vice s’est récemment associé (pour produire notamment American Honey, le dernier Andrea Arnold récompensé d’un prix du Jury à Cannes – ndlr), qui nous aide à établir cette connexion en France. On réfléchit au rappeur Niska, par exemple…”
Pour l’instant, seules deux émissions de production française sont annoncées par la chaîne (auxquelles s’ajoute Census, un documentaire de 90 minutes sur la jeunesse du pays) : Marseille – Le Son des quartiers nord, un programme sur la cité phocéenne vue à travers la culture rap ; et Franceland, prévue pour janvier, dont nous avons pu découvrir quelques extraits. On y suit trois jeunes partis sillonner le pays à la rencontre de ses habitants et de ses mœurs, sur un principe très directement inspiré de Vice Does America, le show roadtrip proposé par Viceland US en amont (tiens, tiens…) de l’élection présidentielle.
“Donner la parole à la jeune génération, il n’y a que ça qui vaille, ressasse Jonze. L’idée de Franceland est venue des trois personnes qui la portent, pas de nous.” Au volant de leur camping-car, à la rencontre de militaires, de politiques ou encore de réfugiés, les trois journalistes (Christelle Oyiri, Sylla Saint-Guily et Adrien Daniel) prennent le pouls du pays dans un esprit de terrain qui fleure bon la décentralisation.
“Deux Amériques : celle des Côtes Est et Ouest, et celle entre les deux”
“Les médias sont dans une bulle. Chez moi, je vois deux Amériques : celle des Côtes Est et Ouest, et celle entre les deux, complètement ignorée par la première. En France, il se passe la même chose avec Paris et le reste du pays, constate Smith. On veut aller à la rencontre du pays et y faire ce qu’on a toujours fait : oublier nos idées préconçues, et appuyer sur REC.”
“On disait que l’Amérique était postraciale, postsexiste…”
Un enjeu crucial à l’approche des élections françaises, selon ce mogul de la presse cool, pour qui l’erreur la plus grave commise par les médias de gauche US est de ne pas avoir su rétablir une connexion avec le pays, d’être restés enveloppés dans leur entre-soi : “On disait que l’Amérique était postraciale, postsexiste… Tout le monde est tombé de haut.”
Son point de vue sur l’élection de Donald Trump peut néanmoins étonner. Lui qui avait 12 ans à l’arrivée au pouvoir de Reagan en 1981 se rappelle de tout l’essor de la contre-culture et de la scène alternative qui s’en est suivi (Spike Jonze saute sur l’occasion pour mettre Police Truck des Dead Kennedys), sentant bien que la consécration d’une figure qui fédère contre elle une certaine jeunesse peut aussi être le moment pour Vice de s’affirmer en tant que média générationnel.
Avec sa voix caverneuse et son look d’ancien dur, grand frère aux bras tatoués et aux yeux pétillants, Smith se rêve au volant d’un mouvement transitionnel troquant la toute-puissance des baby-boomers pour celle des millennials.
Le moment est choisi : d’après les dernières études démographiques, le nombre des seconds vient d’excéder celui des premiers qui, pourtant, détiennent encore en grande majorité les rênes du pouvoir, et notamment médiatique.
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