Outre d’épineux dossiers géopolitiques, une affaire devrait être au menu des discussions entre Emmanuel Macron et Vladimir Poutine, réunis à Versailles le lundi 29 mai. L’affaire « Ioukos », où la Fédération de Russie a été condamnée en 2014 à payer 50 milliards de dollars aux actionnaires d’une société pétrolière dissoute par le pouvoir. Une décision par la suite annulée en 2016 mais qui reste applicable en France.
Versailles, son château, ses ors et son sublime jardin. Le cadre choisi par Emmanuel Macron pour accueillir la visite officielle de Vladimir Poutine lundi 29 mai est idyllique. Opportuniste, l’Elysée a mis en avant l’ouverture d’une exposition consacrée au Tsar Pierre Le Grand pour justifier de ce carton d’invitation polémique envoyé au président russe. Ce dernier n’était plus vraiment le bienvenu sous le quinquennat Hollande, depuis l’éclatement de la crise syrienne en 2013. Pour preuve, il n’avait pas été invité à l’inauguration de la cathédrale orthodoxe russe de la Sainte-Trinité, en 2016.
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Si cette rencontre entre le président français et son homologue russe s’inscrit dans un calendrier qui voit M. Macron rencontrer les dirigeants les plus puissants du monde – il ne manque à l’appel que le président chinois – leur entretien ne sera pas qu’une visite de courtoisie. La Syrie, l’Ukraine, les soupçons d’attaques informatiques durant la campagne… Les points d’achoppement sont nombreux. Et dans ce menu déjà copieux, un plat pas facile à digérer pourrait bien se glisser : celui de l’affaire Ioukos et de sa facture à 50 milliards de dollars (44,7 milliards d’euros au cours actuel).
La mise en faillite de Ioukos, une décision politique
Plutôt méconnue du grand public, elle ne trouve écho qu’à l’évocation du nom de l’un de ses acteurs principaux : l’oligarque Mikhaïl Khodorkovski. L’affaire éclate en 2003. Khodorkovski, le PDG de Ioukos est emprisonné en Sibérie pour « escroquerie à grande échelle » et « évasion fiscale ». Le pouvoir russe soupçonnait les actionnaires de cette compagnie pétrolière privée – l’une des plus importantes au monde à l’époque – de malversations et avait décidé de mettre l’entreprise en faillite, quasiment du jour au lendemain.
Dix ans plus tard, si Khodorkovski, finalement gracié par Vladimir Poutine reste discret, d’autres actionnaires, regroupés au sein de GML, une société basée à Gibraltar, reprennent le combat. Ils portent l’affaire devant le tribunal arbitral de La Haye et obtiennent, en juillet 2014, une compensation historique d’un Etat envers des particuliers : 50 milliards de dollars.
Vladimir Poutine fulmine ; les arbitres ont estimé que la mise en faillite de Ioukos avait été artificielle et qu’il s’agissait d’une décision politique. Une sortie de reprise en main de l’Etat après la grande vague de privatisation menée par l’ancien président Boris Eltsine au cours des années 1990.
Saisies et gel de comptes
Aussitôt la décision annoncée, la justice française signe une ordonnance de reconnaissance de cet arbitrage. Une liste de biens matériels et immatériels de la Fédération de Russie est établie. Depuis trois ans, GML a effectué des saisies d’actifs et de gels de comptes en banque de l’Etat russe pour des montants dépassant le milliard d’euros. Parmi ceux-là, figure la célèbre cathédrale orthodoxe russe de la Sainte-Trinité à Paris. La Fédération de Russie a toutefois réussi à sauver ce bâtiment en le faisant passer, en vitesse, comme une antenne diplomatique russe.
Coup de théâtre deux ans plus tard. En avril 2016, le tribunal de La Haye invalide l’arbitrage, se basant sur le fait que le complexe traité sur la charte de l’énergie sur lequel se basait l’arbitrage, n’était pas valable dans le cas de Ioukos. Pas de quoi refroidir les actionnaires regroupés au sein de GML, notamment en France. Notre pays comporte une législation particulière en matière d’exequatur. Concrètement, la décision d’annulation du tribunal de La Haye en 2016 ne peut venir interférer les procédures de saisies engagées dès 2014, sur le sol français. La Fédération de Russie a fait appel de cette décision et le procès s’est ouvert devant la cour d’appel de Paris le 12 mai.
Poutine met la pression sur l’Etat français
Pourtant, avant même d’attendre le verdict prévu pour la fin du mois de juin 2017, le Kremlin n’a eu de cesse de faire pression sur l’Etat français. Une note du ministère des Affaires étrangères de la fédération de Russie à l’ambassade de la République française datée du 6 mars 2015 explique que :
« Toute tentative d’application de mesures conservatoires ou exécutoires à l’égard de biens russes sis sur le territoire de la République française sera considéré par la Fédération de Russie comme donnant droit à l’adoption de mesures appropriées et proportionnées à l’égard de la République française, de ses citoyens et de ses entités (…) Le ministère serait reconnaissant à l’ambassadeur de bien vouloir porter à la connaissance du tribunal français compétent le contenu de cette note. »
Les pressions s’accumulent depuis. Libération narre par exemple le casus belli opéré par Vladimir Poutine autour de 300 millions d’euros dus par Arianespace à son homologue Roscomos. Le président russe semble avoir fait du dossier Ioukos une affaire personnelle et les secousses engendrées pourraient connaître des répliques dans plusieurs secteurs industriels comme l’aérospatial – l’un des rares secteurs où l’entente entre les deux pays est entière.
Ou bien encore l’élaboration de la loi Sapin II, votée à l’automne 2016. Ce projet de loi portant sur l’économie française comporte des amendements qui rendront – sans effet rétroactif – les saisies de biens d’Etats étrangers beaucoup plus difficiles, en demandant notamment un accord préalable de la justice, ce qui n’est pas le cas actuellement, raconte Le Monde. « Ça rend la tâche de la saisie extrêmement difficile », explique le porte-parole de GML, Jonathan Hill.
Le camp des actionnaires prépare lui aussi sa riposte. Parallèlement au procès en appel qui se tient actuellement à Paris, ils ont soumis un appel eux aussi, le 13 mars, devant le tribunal de La Haye qui avait annulé la procédure d’arbitrage dans de nombreux autres pays où se trouvent des actifs russes. Les représentants de la Fédération de Russie ont désormais jusqu’au 5 septembre pour y répondre en attendant une audience publique prévue pour le printemps 2018 et un verdict attendu lors du second semestre de la même année.
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