Enquête sur un mal peu connu qui touche les reporters de guerre : l’addiction à l’adrénaline, d’une puissance sous-estimée, qui les pousse irrésistiblement à retourner sur le théâtre des conflits.
Lorsqu’on évoque les difficultés du métier de correspondant de guerre, on parle souvent des risques et parfois du traumatisme. Mais il est un mal qui les ronge et qui demeure tabou, une plaie impeccablement résumée par le journaliste américain Chris Hedges dans son livre War is a force that gives us meaning (PublicAffairs) : “l’adrénaline du combat provoque souvent une dépendance puissante et mortelle, car la guerre est une drogue”.
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Cette addiction, les reporters n’en parlent pas – c’est à peine s’ils évoquent les angoisses qu’ils rapportent avec eux. Dans beaucoup d’articles qui leur sont consacrés, pourtant, on retrouve les mêmes mots : “accros”, “shoot”, “moment fort”, “déconnecter”, “manque”, etc : le champ lexical des junkies.
“Il n’y a pas un seul chef, pas une rédaction qui nous oblige à y aller : c’est la seule mission qu’un journaliste peut légalement refuser”, admet le photographe franco-libanais Patrick Baz, qui a couvert tous les grands conflits depuis trente ans. La mort, les armes, il connaît bien : il est tombé dedans quand il était petit à Beyrouth, en 1975.
“J’ai grandi dans la guerre, je l’ai dans la peau, dans le sang. Ce n’est pas beau. Mais il y a une chose que les gens qui font ce métier n’osent pas dire, c’est qu’on prend plaisir à y aller. C’est un peu honteux et difficile à expliquer à ses proches ou aux victimes”.
Shoot de guerre
Auréolé de sa réputation confirmée par de nombreux prix, et du prestigieux poste de directeur photo qu’il occupe à l’AFP, Baz s’est décidé à briser le silence. “Il suffit parfois d’un seul reportage pour devenir addict : on est tenaillé par le besoin d’y retourner, d’avoir son shoot, de se faire sa seringue de guerre.”
C’est ce qui est arrivé à F. jeune journaliste tentée par le reportage en Afrique, il y a quelques années. La première fois qu’elle est revenue d’une zone de conflit, elle a à peine pris le temps de poser ses bagages avant de foncer à la rédaction pour demander à son chef de service quand elle pourrait repartir. Il a tout de suite compris, l’a calmement fait asseoir dans son bureau et a décodé pour elle :
“Tu reviens d’une immersion de plusieurs semaines dans un pays en guerre, c’est comme si tu avais pris un shoot d’adrénaline dans les veines tous les quarts d’heure. Tu es en manque, voilà pourquoi tu veux repartir.”
Et il l’a clouée au bureau pendant les longs mois qu’a duré son sevrage. L’atterrissage s’est avéré d’autant plus brutal que le séjour avait été long. Des années plus tard, F. ne parvient toujours pas à cerner à quoi elle était devenue accro : comment peut-on être en manque de traumatisme ?
“Ce shoot d’adrénaline vient de la peur qu’on ressent sur le terrain”, répond Marc Bastian, reporter à l’AFP qui a couvert les conflits libyen et syrien. L’effet est tellement fort qu’il procure vite une sensation d’ivresse. “Au départ c’est une protection contre l’effondrement : sous adrénaline on passe en mode ‘survie’ et on oublie la faim, la fatigue.”
Le problème apparaît plus tard, en contrecoup. “Quand on redescend toutes les horreurs remontent à l’esprit”, poursuit Bastian. “Soit on parvient à gérer, soit on cherche le prochain shoot pour s’anesthésier”. Certains découvrent aussi qu’ils se sentent mieux en mode “survie” que dans leurs propres vies, que l’adrénaline amène une tension qui donne à leur perception de la vie une saveur particulière, plus agréable que la grisaille quotidienne.
“L’intensité des terrains de guerre leur permet peut-être de s’oublier eux-mêmes, d’oublier leurs soucis”, suppose Bastian. Comme une fuite en avant vers le pire de l’humanité, en somme. “Si je ne pars pas pendant plusieurs mois, il arrive un moment où je ne supporte plus d’être à Paris”, confesse, anonymement, un autre reporter spécialisé dans le Moyen-Orient. “Et je ne m’imagine pas faire autre chose de ma vie”.
La faute à la dopamine
Exagéré ? Pas pour le psychiatre Anthony Feinstein (1) : “Ceux qui font ce métier ont un tempérament particulier, ils cherchent une vie plus excitante, assure-t-il. Ils seraient incapables de survivre à un quotidien de bureau.”
Pour lui, cette addiction s’explique par la biologie du cerveau. Et notamment par un neurotransmetteur, la dopamine, qui intervient dans les mécanismes de récompense et de plaisir. Nous n’avons pas tous le même degré de sécrétion de base de dopamine. La différence entre cette sécrétion normale et celle en réponse à un comportement précis peut nous pousser, avec plus ou moins de force, à retourner de façon compulsive vers la source de “satisfaction”. Autrement dit, nous ne sommes pas égaux devant le risque d’addiction à un produit, quel qu’il soit.
Concernant les reporters, le Dr Feinstein, qui en a suivi un certain nombre, relève que “c’est un milieu où l’on rencontre souvent d’autres addictions, notamment à l’alcool, utilisé comme automédication contre la dépression”. Ou encore au sexe – “Certains sont de vrais obsédés”, glisse un vieux de la vieille. Des putes et du whisky : c’est d’ailleurs ainsi que la plupart des reporters interrogés résument la cellule de décompression mise en place à Chypre pour les soldats français qui rentrent de zone de guerre. L’image fait sourire le Professeur Humbert Boisseaux, chef du service psychiatrie de l’Hôpital d’instruction des armées du Val-de-Grâce, qui a fondé ce sas (pas du tout dans cet esprit-là).
“Il devait permettre de faire la transition en douceur avec la vie quotidienne”, rappelle-t-il. Pour ce spécialiste, l’addiction à la guerre, qui concerne aussi bien les militaires, est d’origine à la fois chimique et sociale : “Sur le terrain ils s’habituent au stress, leur organisme s’adapte ; quand ils en sont subitement privés, ils sont en manque”. Certains ressemblent à des zombies pendant quelques jours. D’autres reprennent pied assez vite. Quelques-uns sont pris de vertige devant l’ampleur du décalage : “Ce qu’ils doivent faire en opération est ‘anormal’ du point de vue des standards sociaux”, souligne le Pr Boisseaux.
“Lorsque la réadaptation est trop dure, ils demandent parfois à repartir ; ils pensent qu’ils ne se sentiront bien que là-bas”. Mais l’armée encadre ses employés : ils n’ont pas la latitude de choisir quand retourner dans un pays en guerre. Contrairement aux journalistes.
Des reporters, le Pr Boisseaux en voit aussi, beaucoup. Mais “pas le quart de ceux que je devrais voir, sourit-il. La profession tarde à reconnaître le problème”. Çà et là, quelques témoignages émaillent pourtant la littérature journalistique. Dans La Ligne de flottaison, roman de Jean Hatzfeld aux accents autobiographiques, le héros, reporter, s’il refuse de se dire “drogué à la guerre” avoue ainsi être “addict” à ses effets : “Je me sens mieux quand je me sens dépassé par ce qui m’arrive. A la guerre, c’est ainsi (…) rien de tel que la peur pour se débarrasser de ses angoisses”.
Chez les Anglo-Saxons, plusieurs grands noms comme le photographe Don Mccullin ou le journaliste d’investigation Michael Hastings ont ouvertement admis être des “war junkies” sans que cela ne soulève de débat. “Comme les soldats, les journalistes sont confrontés à la mort”, poursuit le Pr Boisseaux.
“Non pas à cause des cadavres mais parce qu’ils doivent envisager leur propre fin, évoluant sur un terrain hostile à côté de gens qui meurent. Cela les renvoie à la question la plus angoissante de l’existence : pourquoi ce type est mort ? et pas moi ?”
Avec une particularité : les journalistes sont d’autant plus fascinés qu’ils ne comprennent pas. Le non-sens de la guerre est une pilule amère ; leur profession est précisément de comprendre et de transmettre. Inlassablement, leur cerveau retourne donc se cogner sur cette absurdité. Et puisque personne d’autre ne peut comprendre l’indicible, ils finissent parfois par fonctionner en vase clos, ressassant leur obsession.
Après une grosse frayeur, certains essaient de décrocher. Ils fuient les bars de reporters, se tiennent soigneusement à l’écart des grands raouts de la profession, et se comportent avec leurs confrères comme d’anciens fumeurs bardés de patchs vociférant à l’évocation d’une cigarette. D’autres habitent dans leurs valises et écument les conflits pendant plusieurs décennies. Quelques-uns y laissent leur peau, mais pas forcément sur le terrain.
C’est sans doute le cas de Paul Marchand, ce reporter français distingué par le prestigieux Prix Bayeux des correspondants de guerre. “Lorsqu’il a débarqué à Beyrouth pour son premier reportage, il était tout excité, se souvient Patrick Baz. Très vite il est devenu accro, ne voulait plus repartir, racontait des bobards, s’inventait un personnage.”
Après le Liban, il a enchaîné avec la Bosnie, où il se sentait “comme un poisson dans l’eau”. La guerre lui était montée à la tête. Tant et si bien qu’un jour il a envoyé un message à Coppola, lui disant qu’Apocalypse Now était un film de merde parce que la guerre ne ressemblait pas vraiment à ça, et invitant le cinéaste à le rejoindre à Sarajevo, où il avait pris l’habitude de remonter Sniper Alley, bardée de tireurs embusqués, avec la chevauchée des Walkyries à fond dans sa voiture. Il y a six ans, Paul Marchand s’est suicidé, une nuit à Paris. Mais sur le toit de sa vieille Alfa Romeo sillonnant la ville assiégée il avait écrit : “Inutile de tirer, je suis immortel.”
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