« La différence entre la génération french touch et la notre, c’est l’hédonisme. Nous, on est dans le dur. » Rencontre avec les tenanciers d’un collectif florissant, avec quelques solides découvertes à la clé.
Jabberwocky, Grand Soleil, Jacques, Petit Prince : ils sont tous de purs produits du label Pain Surprises, qui décidément porte bien son nom. Quand on part à la rencontre d’Etienne Piketty et Félix de Givry, les deux garçons à l’origine du projet, les idées fusent dans leur grand atelier-bureau-studio de Montreuil, aux portes de Paris. On y voit quelques fringues en phase de confection, une grande fresque murale, des gens affairés dans une salle de montage, et puis un immense tableau avec des esquisses de projets…
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L’année dernière, on a vu Félix à l’affiche d’Eden, le film de Mia Hansen-Løve relatant la grande époque de la french touch. Mais le garçon n’y voit qu’un presque-hasard et renie toute filiation avec cette génération française relevant désormais du mythe. Avec Etienne, c’est la réalité d’aujourd’hui qu’ils veulent construire, dans une vision débrouillarde et panoramique de la création. Pour le mythe, il suffira de repasser dans quelques années.
Vous venez de sortir le premier album du label, celui de Jabberwocky. Ça y est, vous êtes des grands ?
Etienne Piketty – Non… Mais on commence à avoir quelques réflexes de gens sérieux. Genre ces bureaux, avec des chaises et tout ce qui va avec.
Félix de Givry – C’est un peu de la triche. Cet album, on le sort en licence. C’est pas comme si on devait gérer la distribution…
C’est quoi, Pain Surprises : un label, un collectif, une bande de potes?
Etienne – Un peu tout ça. Dans l’ordre, ça a d’abord été une bande de pote, puis un collectif, puis un label, tout en restant un collectif et une bande de potes. Aujourd’hui, c’est ce bureau avec tout le monde dedans, où chacun fait ce qu’il aime. On a une marque de vêtements qui se lance, une boite de prod, un studio d’enregistrement… Et puis le label, bien sûr. Les artistes passent tout le temps nous voir, et enregistrer des trucs. Pour l’instant, ça se passe plutôt bien.
Félix – On a mis quasiment 3 ans à définir ce qu’était un collectif. Ça s’est fait à base de réunions, chaque semaine, qui duraient quatre heures. Est-ce qu’on est tous pareils ? Est-ce qu’on aime tous faire la même chose ? Est-ce qu’on a tous les mêmes valeurs ? On s’est posé ce genre de questions. Et puis on s’est dit que si chacun se consacrait un peu à lui-même mais dans un même endroit, on finirait bien par trouver des synergies.
Comment est née l’idée de ce projet ?
Etienne – Félix et moi, on s’est rencontrés en prépa Sciences Po. Et puis on a tout de suite eu envie de faire des trucs ensemble. La première chose à laquelle on a pensé, c’est organiser des fêtes. Mais des fêtes différentes, où il se passerait plein de trucs. D’où l’idée de « Pain Surprises ». Pour ça, il fallait de l’envie, et de l’aide. Et ça tombait bien parce que tous nos potes avaient envie de participer. Beaucoup de gens de Pain Surprises viennent de Strasbourg, donc quand on s’est tous retrouvés à Paris, les choses se sont mises en place naturellement. Le projet a commencé à se fixer quand on a lancé le label et que Jabberwocky est arrivé.
Félix – A la base, je suis le seul non-Strasbourgeois. Après, d’autres nous ont rejoint d’un peu partout. Le ticket d’entrée, c’était : « Voilà ce que je peux faire. » A la fin des études de chacun, un vortex s’est créé autour d’un gros bordel de gens qui avaient plein d’idées. On a eu la chance que ça marche avec Jabberwocky, qui nous a permis d’avoir un début de financement. A partir de là, le projet s’est fixé quand on a arrêté de le théoriser.
Cette année, on a découvert Jacques avec vous. D’où viennent les artistes du label ?
Félix – Jacques, justement, c’est un peu le dieu de la théorie… Ça fait longtemps qu’on suit sa musique, les idées de soirées sont notamment nées pour faire vivre sa musique.
Etienne – Jacques est mon cousin, en fait. On s’est rencontrés assez tard pour des cousins, vers 14 ans. Jabberwocky, on a reçu un morceau alors qu’on avait même pas encore monté le label. Au début, ils nous parlaient seulement de le diffuser sur notre page Facebook… Il s’agissait de Photomaton tel qu’on le connaît aujourd’hui. Du coup on leur a dit qu’on allait lancer un label, et voilà, ils ont trouvé ça cool. Depuis, Jabberwocky et nous, on a grandi ensemble. On a tout appris sur le tas.
Félix – C’est aussi pour ça qu’il n’y a pas une cohérence musicale évidente sur le label : ce ne sont que des coups de cœur.
Comment penser, alors, l’identité musicale du label ?
Etienne – Le programme, c’est qu’il n’y a pas de programme. Après, la vision, elle vient surtout de l’imagerie du label, sur laquelle on aime bien passer un peu de temps. On aime bien mettre un musicien du label en relation avec des artistes visuels. C’est ce qui s’est passé avec Jabberwocky et Ugo Bienvenu, Grand Soleil et Ben Artola, Petit Prince et Ana Tortos… On aime bien se prendre la tête là-dessus.
Félix – Par rapport à un label comme Roche Musique, qui a accumulé les plays sur Soundcloud avant de faire tourner ses artistes, nous, on a commencé sur un modèle de label assez traditionnel, en croyant qu’on allait vendre des CD ! Mais c’est clairement dû au succès de Jabberwocky, qui n’était pas prévu.
A part l’image, comment vous « bossez » vos projets ?
Etienne – On aime bien créer un environnement autour de chaque artiste. Visuel d’une part, et professionnel d’autre part.
Félix – Il faut leur trouver un manager, un tourneur, préparer les live…
Etienne – Là, par exemple, on est en train d’inscrire Petit Prince et Grand Soleil à des tremplins pour le live. Ce n’est pas forcément au label de faire ce genre de choses à la base, mais ça ne nous dérange pas.
Félix – On a envie de déborder. C’est pour ça qu’on veut monter une boite de prod et faire des films, pour que les artistes puissent faire la musique de ces films. Là, par exemple, on a prévu un court métrage, et c’est Jacques qui travaille la musique en invitant Flavien Berger.
Quelle place vous avez l’impression d’occuper dans le paysage français émergent ?
Etienne – Je n’ai pas l’impression qu’on ait une place particulière. Quand on est dans un truc, c’est toujours difficile de se rendre compte et de mesurer le rayonnement qu’on peut avoir.
Félix – Et ça tient aussi au fait qu’on n’est pas uniquement un label. Pour reprendre l’exemple de Roche Musique, on les présente souvent comme « le renouveau de la french touch ». Ça peut se discuter mais c’est sans doute plus évident qu’avec nous.
Etienne – Ils sont tous potes, et ils ont tous un peu le même son, même s’ils ont chacun leur identité. Plus largement, je pense qu’il y a vraiment une place à prendre en France pour les petites structures comme nous. Des mecs jeunes arrivent à déplacer des montagnes aujourd’hui. Ensemble, il y a de quoi narguer les grosses structures, même si on aura toujours besoin d’elles pour aller plus loin.
Félix – La case à prendre, c’est qu’il n’y a plus de cases. On veut tenter plein de choses différentes.
L’héritage de la french touch, c’est quelque chose que vous rejetez ?
Etienne – Non… On s’en fout, en fait. Clairement. Dans la définition de la french touch, il n’y a rien qui peut se lier à nous. Musicalement, c’était assez disco, assez groovy, avec beaucoup de samples… Aucun de nos artistes ne fait de samples, par exemple. On kiffe les artistes de cette période, mais je ne vois pas pourquoi on serait spécialement leurs héritiers. Nos exemples, dans les labels, c’est plutôt XL ou Future Classic, qui arrivent à jouer sur plusieurs terrains différents avec des artistes super forts et super différents.
Félix, tu as endossé le premier rôle dans le Eden de Mia Hansen-Løve, qui relate la grande époque de la french touch…
Félix – Aucun rapport avec Pain Surprises. Enfin peut-être… Quasiment tout le collectif a passé le casting d’Eden. L’équipe du film connaissait nos soirées, et comme c’était un truc sur la fête, ça a intéressé Mia. Jabberwocky est dedans. Jacques aussi. Dans la scène où ils mixent Da Funk, le DJ chauve juste avant, c’est Jacques ! La différence entre cette génération et la notre, c’est l’hédonisme. Nous, on est dans le dur. On est là pour travailler et s’en sortir. Comme si on avait connu une prise de conscience plus tôt qu’eux, qui faisaient la teuf sans comprendre ce qui se passait autour.
Etienne – Nous, on veut comprendre le monde dans lequel on vit. On nous a tellement dit qu’on allait se faire enculer dans la musique qu’on n’a justement pas envie que ça arrive. On n’est pas là pour choper du cash et aller le claquer juste après.
Et si, dans 25 ans, il y avait un film sur votre génération à vous, avec des mecs pas encore nés qui joueraient vos rôles ?
Etienne, Félix – Ahahah !
Félix – Ouais… J’espère que ce sera plus goleri qu’Eden.
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