Le jeu vidéo à trame historique est devenu un enjeu politique et universitaire. Historien de la saga « Assassin’s Creed », Maxime Durand explique son rôle à l’occasion de la sortie du dernier opus, qui se déroule dans l’Egypte antique.
En quoi consiste le métier de conseiller historique sur un jeu comme Assassin’s Creed ?
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Maxime Durand — C’est une fonction assez atypique pour un historien de formation que de travailler à temps plein sur des productions de jeu vidéo. Le but principal est d’aider l’équipe à bâtir une vision et une compréhension cohérentes et unifiées. J’interviens à toutes les étapes de création : de la conception générale d’une époque (les grands faits, lieux et personnages historiques) jusqu’aux menus détails de la vie quotidienne. Ces interventions ont pour but de nourrir les concepteurs, artistes et les différents corps de métier. Plus ils reçoivent d’informations historiques, plus il leur sera facile de créer une immersion vraisemblable.
Pourriez-vous citer quelques exemples de vos interventions dans la production du jeu pour faire respecter la vérité historique ?
L’Egypte au temps de Cléopâtre est bien différente des périodes pharaoniques plus traditionnelles. C’est aussi une Egypte qui, par rapport à aujourd’hui, existe presque uniquement au travers de l’archéologie et du travail des égyptologues. Par exemple, pour le sphinx de Gizeh, j’étais appelé à travailler avec les équipes artistiques pour recréer le plus fidèlement possible ce à quoi ce monument pouvait ressembler, environ 2 500 ans après sa construction.
Nous avons fait plusieurs itérations jusqu’à ce que nous convenions d’utiliser les données de photogrammétrie (scan 3D) pour reconstituer le modèle fidèlement. Ensuite, une recherche approfondie m’a permis de suggérer d’ajouter les statues, stèles, temples et barbe qui furent des additions tardives au sphinx. Finalement, ce sont les artistes qui vont laisser parler leur magie créative pour définir un niveau d’usure et d’érosion qui lui donnera un effet crédible. Ailleurs, j’ai pu aider les animateurs à déterminer quelles étaient les activités quotidiennes antiques les plus représentatives de l’époque dite ptolémaïque. Il y a une grande passion au sein de l’équipe pour recréer ces vies du passé. Nous utilisons une montagne de références, dont une grande quantité de monographies historiques et de publications de musées.
Comment avez-vous travaillé ? A base de livres, d’archives… ?
Outre les monographies, nous utilisons aussi beaucoup d’articles scientifiques. Il m’arrive d’éplucher des actes de colloques d’égyptologues, et d’en tirer des informations que je peux fournir à l’équipe. Rien n’est laissé au hasard, mais nous devons souvent interpréter lorsque nous reconstituons des lieux aujourd’hui disparus. Par exemple, Alexandre le Grand aurait eu son tombeau à Alexandrie. Tous les pharaons grecs précédant Cléopâtre auraient également été enterrés tout près. Malheureusement, seuls des écrits anciens nous font partiellement état de ce tombeau que l’on peut supposer avoir été grandiose. Comme nous avons décidé de le recréer pour les besoins du jeu, nous avons imaginé quelle était l’importance de ce monument, qui donnait de facto la légitimité aux pharaons grecs, successeurs d’Alexandre.
Nous avons aussi utilisé une grande quantité d’encyclopédies pour trouver les noms historiques grecs et égyptiens de centaines de lieux dans le jeu. Parfois, une de nos spécialistes et très prochainement docteure en égyptologie, Perrine Poiron, nous faisait des traductions en hiéroglyphique ou même en retranscription phonétique afin que nous puissions créer des dialogues dans cette langue, pourtant morte depuis plus de mille ans. C’est cet ensemble de détails, cohérents, qui nous permet d’atteindre un niveau fort d’immersion que les fans de la série apprécient tant et qui rend Assassin’s Creed vraiment unique.
Est-ce qu’il est plus difficile de respecter la vérité historique dans un jeu que dans un film ?
Si quelques aspects, surtout esthétiques, se ressemblent, les médiums du film et du jeu sont très différents. L’expérience vécue dans Assassin’s Creed Origins dure plusieurs dizaines d’heures de plus qu’un film. Nous avons l’opportunité de rentrer dans un niveau de complexité beaucoup plus grand. Par exemple, un villageois peut solliciter l’aide du personnage principal pour retrouver un “livre des morts”, un ouvrage qui servait dans la conception des Egyptiens antiques à accéder à l’après-vie.
Un documentaire pourrait expliquer cela, mais un film ne pourrait se permettre de passer autant de temps sur un tel sujet. Outre l’ampleur narrative, nous recréons des mondes entiers avec des milliers d’êtres vivants (humains et animaux) et complexes. On peut s’attarder dans le détail à tout observer, qu’il s’agisse des multiples étapes de l’embaumement ou encore de complexité architecturale. Tout doit être recréé avec un grand souci du détail car il n’y aucune place pour se cacher derrière la caméra. Il n’y a pas de pyramide en carton, mais bien un monument entier, à l’échelle, sur lequel on peut grimper ou dans lequel nous pouvons visiter de multiples pièces mortuaires.
Pensez-vous que le jeu vidéo puisse avoir une vocation pédagogique ?
Le jeu vidéo comme moyen pédagogique n’en est qu’à ses débuts. Il peut être utilisé de bien d’autresfaçons que pour divertir. L’expérience proposée étant interactive, son impact sur la transmission et la qualité d’acquisition du savoir est important. Certains professeurs utilisent déjà Assassin’s Creed dans leur classe pour enseigner l’histoire et certains gouvernements s’intéressent de prèsà la façon dont les jeux vidéo peuvent être utilisés comme moyen éducatif. Nous sommes en discussion avec des spécialistes de la didactique justement pour être à l’écoute de leurs recommandations, dans les limites de notre médium. Le potentiel est énorme.
La sortie d’Assassin’s Creed Unity, se déroulant durant la Révolution française, avait été l’objet d’une polémique politique. Jean-Luc Mélenchon avait notamment reproché au jeu un “dénigrement de Robespierre” et une “relecture de l’histoire en faveur des perdants”. Comment l’avez-vous vécu ?
Il est assez incroyable de voir qu’un jeu vidéo, à vocation de divertissement, amène des joueurs et même des non-joueurs à réfléchir et à s’exprimer sur des questions historiques. A chaque jeu que nous publions, nous constatons la vague d’engouement historique qui est suscitée. C’est très sain de voir un débat être généré autour de questions qui sont réellement polémiques dans les différents récits nationaux. Si nous avons pu permettre à des gens de se questionner sur la Révolution et à chercher à la comprendre davantage, c’est très bien.
Ceci dit, parallèlement au lancement d’Assassin’s Creed Origins, nous travaillons sur un nouveau mode du jeu à vocation éducative : le Discovery Tour. Ce sera un ensemble de visites guidées disponibles dans le même univers, mais sans les conflits et la trame narrative. Nous espérons pouvoir contribuer modestement aux efforts des enseignants et permettre d’ouvrir cet univers de jeu aux personnes qui seraient moins sensibles à ce médium.
Est-ce que vous pensez que l’histoire est devenue un véritable enjeu dans le jeu vidéo aujourd’hui ?
Nous célébrons cette année notre dixième anniversaire depuis la sortie du premier opus. Il existe des jeux historiques depuis beaucoup plus longtemps, mais nous sommes pourtant encore assez uniques dans ce créneau. Nous arrivons à un moment crucial où les moyens technologiques des jeux permettent de faire vivre des expériences inédites et de plus en plus immersives. Historiens et archéologues utilisent maintenant divers moyens technologiques pour promouvoir l’histoire ou même pour sauver le patrimoine lorsque celui-ci est menacé. Il ne reste qu’un tout petit pas à franchir pour que le monde digital soit une partie encore plus prenante de l’intérêt et de l’apprentissage pour l’histoire.
Assassin’s Creed Origins (Ubisoft) Sur PS4, Xbox One et PC, env. 60 €
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