A travers son ethnographie du monde paysan normand, Ariane Doublet saisit la transformation du paysage hexagonal en zones d’activités et lotissements immondes.
Chaque film documentaire d’Ariane Doublet s’accroche à une promesse, comme un écho sourd et lointain à une chanson populaire : “J’irai revoir ma Normandie”. C’est le pays qui lui a donné le jour, son territoire de cinéaste où tous ses films trouvent leur décor, leur théâtralité et leur beauté secrète.
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Depuis Les Terriens, jusqu’à La Maison neuve, des Bêtes aux Sucriers de Colleville, elle filme la pluie et le beau temps de ce pays de Caux à la manière d’une ethnologue chaleureuse, attentive aux motifs éternels de ses paysages sublimes autant qu’à tout ce qui, en surface, les abîme, jour après jour. Mais, de cet attachement quasi fétichisé à la terre d’un pays, Ariane Doublet ne fait en aucun cas le sujet d’un regard folklorique et refermé sur lui-même. Plutôt que de défendre un pré carré, elle ouvre un horizon, par-delà les falaises et l’écume. Le particularisme local de son cinéma ne vaut que parce qu’il esquisse une réflexion globale, et un regard, sur tout ce qui le dépasse, en conditionne les effets.
Avidité prédatrice des aménageurs obtus
De la crise économique à la transformation de l’agriculture, la cinéaste saisit sensiblement de film en film les enjeux sociaux. Dans La Terre en morceaux, elle s’attache à comprendre comment se métamorphose sous ses yeux le paysage agricole près du Havre, soumis à l’avidité prédatrice des aménageurs obtus qui construisent à tout-va des maisons neuves horribles et des grandes surfaces cauchemardesques : tout, pourvu qu’un semblant d’activité in(humaine) en découle.
Dans la tradition d’un cinéma direct, refusant la position de surplomb face à son sujet, Ariane Doublet rencontre des élus (magnifique scène dans une mairie, qui dit tout de la désinvolture des politiques face à la puissance de feu des acteurs de l’aménagement du territoire), mais aussi des paysans fébriles mais tenaces, qui tentent encore de résister à l’expropriation dont ils sont l’objet.
Le lieu d’une résistance active
En silence, la terre fertile du pays de Caux se vole, s’achète, s’enlaidit, s’appauvrit. Plus rien n’y pousse, les bétonneuses les ont mises à sec pour la vie. En morceaux, découpé sans qu’aucune réflexion humaine ou économique ne préside à sa logique, ce territoire est devenue la matière d’une quête de profits à court terme. Comme si la mortifère zone d’activités formait l’horizon fantasmé d’une survie. Dans les mots des paysans affligés qu’elle interroge, dans le bruissement du lin soumis aux vents, le politique vibre autant que la nature frémit.
Le film traduit un renversement idéologique tangible : la terre qu’on exproprie au motif qu’elle permettra un surplus d’activité n’est plus ce motif idolâtré par les réactionnaires passéistes (“la terre ne ment pas, elle demeure votre recours…”), mais le lieu d’une résistance active au système productiviste et néocapitaliste. A défaut de pouvoir en recoller les morceaux, le pays de Caux appelle à son secours, étouffé par le vent normand et le tempo de ses destructeurs irréfléchis.
La Terre en morceaux documentaire d’Ariane Doublet.
Vendredi 5, 23 h 20, Arte
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