En même temps que Jean-Luc Delarue disparaît le genre dominant des années 90 et 2000 : la télé de l’intimité, celle où se confiaient des émotifs anonymes. Ça ne se discute plus.
La Grande Famille, Ça se discute, Toute une histoire, C’est mon choix, Réunion de famille… : les émissions que lança l’animateur et producteur Jean-Luc Delarue, disparu le 23 août, révélaient son désir de transformer l’expérience intime et le récit familial en une grande catharsis cathodique.
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Les mots clés des titres eux-mêmes – « famille », « histoire », « réunion », « discute »… – signalaient combien il tenait à ce cadre d’une intimité blessée ou à vif, à partir duquel une émission de télé pouvait déployer ses dimensions psychologisantes, lacrymales, affectives, médiatrices, voire prométhéennes… Plus et mieux que personne, Jean-Luc Delarue a incarné, dans les années 1990 et 2000, cette télé testimoniale qui était aussi une « télé de l’intimité », comme la baptisa la sociologue Dominique Mehl. Cette exhibition soudaine des crises individuelles correspondait à un moment de basculement des repères traditionnels dans la société : la télé prenait la place, ou croyait la prendre, des modèles sociaux classiques (la famille, l’entreprise…).
Sur ces plateaux où trônait Delarue en chef d’orchestre de la désolation contemporaine, la parole profane se libérait de façon pulsionnelle à travers un rituel dont il appartenait à chacun de définir la part d’artifice ou de sincérité naïve. La misère qui s’y affichait était moins celle du monde que celle des mondes de chacun que Delarue écoutait avec l’empathie d’un récepteur électrisé par les maux des autres. Dans ses yeux fixes et concentrés, les patients impatients de passer à la télé trouvaient un miroir où se reflétaient autant leurs malheurs que la promesse de l’animateur d’y mettre fin.
Si on a beaucoup moqué le cynisme, voire la vulgarité, de cette télévision transformée en confessionnal des anonymes en vrac, il reste que Delarue en fut le maître d’oeuvre inégalé. Avec lui, la télé française a connu l’âge d’or de la parole libérée. Certes, auparavant, dès le début des années 80, des producteurs comme Pascale Breugnot préfigurèrent cette tendance selon laquelle les anonymes avaient autant droit que les personnalités publiques à un fauteuil, un divan et une personne qui les écoute. La célèbre émission Psy Show est restée un marqueur de cette aspiration vers les abîmes intimes des personnes anonymes. Mais Jean-Luc Delarue est celui qui poussa le plus loin ce goût des autres évoquant leur dégoût de la vie.
Sa personnalité et ses mésaventures racontent quelque chose de symptomatique de la télé française des vingt dernières années. Par-delà l’image négative de l’animateur-producteur « voleur de patates », du modèle du jeune ambitieux devenu riche grâce à la télé, du drogué « à côté de ses pompes », de ses ultimes dérives, par-delà toute possibilité de saisir ses fêlures (sur lesquelles il s’expliqua lors d’une étonnante confession télévisée en 2011, avec Benoît Duquesne), sa « geste » télévisuelle a marqué le paysage audiovisuel.
Quelques traces du style Delarue subsistent encore aujourd’hui : le genre qu’il incarna – la confession des anonymes – s’est prolongé à travers quelques émissions fondées sur ce même motif. Confessions intimes sur TF1, C’est ma vie sur M6, Tellement vrai sur NRJ12, Tous différents sur NT1, A chacun son histoire sur Direct 8 ou Ça nous ressemble sur TMC perpétuent à leur manière, souvent sous forme de reportage, ce format télévisuel centré sur le quotidien du vulgum pecus. Fragile, cet héritage ne résiste pourtant pas à l’usure du temps. Car si l’on discute encore à la télé, c’est surtout sans les « gens de peu ». L’influence de Delarue s’étiole dans la télé dominante, qui, en dehors de la TNT, en a fini avec son legs.
Avec lui disparaît un genre souverain autant qu’une certaine idée de la télé : les experts ont pris la place des anonymes dans les émissions en vue (lire page suivante). Peut-être parce qu’on les a trop vus ou entendus, on ne les invite plus sur les plateaux, qui ont désormais pour vocation de mettre en scène une parole articulée autour d’un savoir ou d’une compétence quelconque. La télé cherche moins à transmettre l’émotion brute d’une expérience individuelle que la raison pure d’un discours spécifique porté par des personnalités pétries de références et de statuts professionnels.
Sur les grandes chaînes, journalistes, intellectuels (plus rares), politiques, artistes, humoristes occupent presque tous les strapontins. La fonction sociale a remplacé la relégation sociale comme moteur de l’exposition médiatique. L’onction cathodique a changé de camp : pour montrer sa gueule et faire résonner sa voix, il faut le mériter.
Les anonymes autrefois accueillis par Delarue ont donc été contraints de se déplacer vers d’autres territoires télévisuels, surtout ceux de la téléréalité et des jeux. De Pékin Express à L’amour est dans le pré, d’Une semaine sans les femmes à Top chef, la télé ne s’intéresse aux gens ordinaires qu’à condition qu’ils se surpassent et transforment leur horizon quotidien, au-dessus duquel flotte le fantasme de la célébrité. Ils ne se plaignent plus, ils luttent, ils jouent, ils suent. Il n’y a plus personne pour discuter avec eux.
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