Si les jihadistes se sont organisés massivement pour aller combattre le régime de Bachar al-Assad, les militants progressistes sont absents du terrain. Pourquoi une telle désaffection ?
Les Lions de Rojava : c’est ainsi qu’ils se sont baptisés lorsqu’ils ont créé leur page Facebook, en octobre, pour exalter leurs faits d’armes en Syrie à grand renfort de photos couillues où ils câlinent leur Kalach. Impossible de dire combien ils sont dans ce bataillon d’étrangers à se battre aux côtés des Kurdes. Impossible également d’évaluer leur utilité.
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Pour un vétéran américain qui a défrayé la chronique – et dont la belle gueule a rapidement été hissée en photo de profil –, on compte un surfeur, trois bikers néerlandais, un ancien candidat de téléréalité canadien et deux grandes gueules britanniques qui ont visiblement passé leur temps planqués dans des cuisines de la ville de Kobané.
“En 2011, les insurgés ne réclamaient pas d’aide »
Puisqu’ils ont rejoint les rangs du YPG (acronyme kurde pour Unités de protection du peuple, la branche armée du Parti de l’union démocratique ou PYD), nul ne songerait en effet à les accabler. Certes, le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) figure encore sur la liste des organisations terroristes en Europe et aux Etats-Unis, mais les Lions se battent contre l’Etat islamique.
Le déferlement de commentaires extatiques sur leur page témoigne de la réserve inépuisable d’idéal romantique que constitue le conflit syrien : bon nombre de leurs 79 000 fans se fantasment en personnages du jeu Call of Duty, rêvant de mettre une raclée au “mal absolu”. Alors pourquoi aucun d’entre eux n’est-il parti combattre l’armée de Bachar al-Assad, avec les révolutionnaires syriens ? “En 2011, les insurgés ne réclamaient pas d’aide, tempère le chercheur Jean-Pierre Filiu, spécialiste de l’islam contemporain. Ils refusaient même les étrangers.”
La minorité kurde fait partie des bonnes causes
A partir de l’été 2012, pourtant, la contre-offensive sanglante du régime les pousse à appeler au secours. On aurait pu penser que l’Internationale socialiste (à laquelle appartient le PS), l’Internationale communiste (à laquelle appartient le PC), ou la IVe Internationale (à laquelle appartient le NPA), auraient dépoussiéré leurs étendards. On aurait eu tort. Il a fallu attendre l’irruption des Kurdes sur le devant de la scène pour que la Syrie devienne une cause politiquement embrassable. Pour le spécialiste des révolutions arabes Gilbert Achcar, l’explication est simple : la minorité kurde opprimée présente l’avantage d’appartenir au registre des bonnes causes. “Beaucoup se reconnaissent dans leurs opinions sur les femmes ou sur la démocratie”, explique-t-il.
L’opposition syrienne, elle, était dès le départ dominée par les Frères musulmans, parrainée par la Turquie et le Qatar. Rien d’alléchant pour les militants. “On n’y a pas identifié de parti de gauche massif agitant des banderoles en criant ‘aidez-nous’”, concède Christian B., représentant français de la Ive Internationale. Les Kurdes, eux, sont occidentalo-compatibles : drapeaux rouges et grand parti aux accents libertaires.
Une tradition perdue
Non seulement la cause des Kurdes fait plus joli, mais ils avaient déjà des contacts avec d’autres forces politiques. C’est ainsi qu’en novembre 2014, le secrétaire général du PCF, Pierre Laurent, est parti serrer la pince à ses bons vieux camarades du PKK. “Nos liens s’étaient resserrés depuis dix ans, dans les campagnes pour la libération des prisonniers politiques”, précise-t-il. “Les militants ne partent pas se battre pour des idées, ajoute Achcar, ils se rangent du côté de ceux à qui ils peuvent s’identifier.” Enfermés par un régime autoritaire, les Syriens n’ont jamais eu la chance de provoquer cette compassion narcissique.
Une autre raison a empêché le soulèvement contre Damas de devenir la guerre d’Espagne du XXIe siècle. Lorsqu’en 1936 les volontaires antifascistes rejoignent les républicains espagnols, la proximité de la Première Guerre mondiale rend le maniement des armes familier : comme toute la société, la gauche regorge de vétérans et de conscrits pour qui l’artillerie n’a pas de secret. A la faveur des luttes anticoloniales, la tradition guérillériste se poursuit ensuite quelques décennies, en Afrique, puis en Amérique latine ; mais déjà les volontaires se font rares et leurs initiatives sont souvent isolées.
Le tournant sandiniste
C’est la lutte des sandinistes au Nicaragua, dans les années 80, qui a marqué un tournant. La plupart des activistes se contentaient souvent d’un soutien logistique. Construction d’écoles et acheminement de vivres ont marqué l’échec du guévarisme et l’avènement de la logique ONG. Présentée comme plus légitime à récolter des fonds, la famille des organisations “sans frontières” a remplacé l’internationalisme. Vingt ans plus tard, tenir un fusil est devenu une grande inconnue pour la gauche. “Il est loin le temps où la décision de Julien Dray de ne pas faire son service déclenchait une polémique qui enflammait la LCR”, reconnaît Christian B.
Complètement désarmée, la gauche est aussi désorganisée. “Du temps de l’Espagne, il y avait le PC et l’URSS. Aujourd’hui, il n’existe plus de gros parti capable d’armer des brigades”, admet un dirigeant du NPA. Et les seuls Etats qui pourraient jouer ce rôle, comme le Venezuela, pratiquent assidûment le “campisme” : puisque Bachar al-Assad était une épine dans le pied du géant impérialiste américain, Hugo Chávez le soutenait ouvertement. “Il n’y a plus de relais institutionnel pour lever des fonds et envoyer aux insurgés les lance-roquettes dont ils ont besoin”, poursuit Christian B. La IVe Internationale se contente donc d’aider ses camarades syriens du Courant de la gauche révolutionnaire à imprimer des journaux.
“Des identitaires, des fachos, sont allés aider le régime de Damas »
L’espace politique ainsi déserté a rapidement été occupé par les jihadistes. “Ils ont bénéficié des largesses de quelques émirs et d’un vivier de candidats non négligeables dans des quartiers populaires des pays européens, ajoute le responsable de la IVe Internationale. En France, toute tentative de politisation de cette jeunesse a été anéantie par SOS racisme dans les années 80, qui l’a canalisée avec l’argent et le soutien de l’Etat.” Le racisme et le chômage ont parachevé la radicalisation – même si le lien n’est pas si fort. “Les sergents recruteurs du jihad trouvent des jeunes tout disposés à recevoir leur mythologie, séduits par les faveurs sexuelles et le salaire intéressant promis par Daesh”, confirme Gilbert Achcar.
Il y a pourtant bien quelques militants politiques qui auraient pris les armes pour se battre en Syrie, assure Jean-Pierre Filiu. “Des identitaires, des fachos, sont allés aider le régime de Damas à se maintenir en place”, témoigne-t-il. Ceux-là non plus n’ont pas trop été embêtés à leur retour.
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