[Hors série Cheek x Les Inrocks – Plaisir féminin] Quand on évoque la sodomie, peut-on encore parler de sujet tabou ? Entre vérité et cliché, des femmes nous parlent sans interdit du plaisir anal féminin. Symbole de révolution ?
“J’étais avec un garçon. Il était derrière moi. Tout était très bien, très bien réalisé, vraiment, bravo monsieur ! Et soudain. Mais soudainement ! Mais très, très soudainement, une soudaineté rare dans l’histoire de la soudaineté ! Je pense que rien n’a jamais été aussi soudain. Le Big Bang peut-être, et encore. Le garçon m’encule. Je suis projetée en dehors du lit par la douleur. Le corps entier a fait une sortie de lit. Ce n’est même pas mes muscles que j’ai sentis se contracter pour sortir. C’est le corps lui-même qui a fait un rejet de la bite. Je suis partie comme une grenouille. Je suis partie en réflexe. Mais, bang ! Comme ça. Ma tête est partie s’encastrer dans un coin de la pièce. J’étais toute nue, ratatinée, dans un coin de la pièce, sur le plancher. Comme un rongeur qui va mourir.” L’anecdote doit sembler familière à certain·es. Normal, elle est extraite du seule-en-scène de Blanche Gardin datant de 2017, formidablement titré Je parle toute seule.
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Le rire des spectateur·trice.s est principalement déclenché par deux choses : le fait qu’une femme parle crûment et en public d’une relation anale foirée, tout simplement car cela se fait encore (trop) peu, ce qui pose la question du tabou persistant autour de la sodomie hétérosexuelle. Mais aussi du fait que beaucoup se retrouvent dans cette histoire qui témoigne d’une sorte de vérité cachée : la sodomie est douloureuse pour les femmes qui ne peuvent donc que la subir.
Vérité… ou cliché ? Les pratiques anales sont-elles forcément inconfortables pour les femmes ? Alors que l’on parle de plus en plus du plaisir prostatique (stimulée par une pénétration anale, la prostate peut être source d’orgasme pour l’homme), quid du plaisir anal féminin ? Existe-t-il ? Et si oui, d’où vient-il ? N’y a-t-il que l’homme qui puisse tirer plaisir de la sodomie, qu’il la reçoive ou qu’il la pratique ?
Selon un sondage réalisé par Ifop, publié en février 2019, 53 % des femmes déclarent avoir déjà testé la sodomie, contre 46 % en 2014 et 14 % en 1970. La pratique serait donc en augmentation. Pour autant, elle ne semble pas faire de véritables émules puisque seulement 4 % des femmes disent la pratiquer “souvent”. Maïa Mazaurette, experte en sexe qui vient de sortir deux livres à mettre entre toutes les mains (Sortir du trou. Lever la tête, Anne Carrière et Le sexe selon Maïa – Au-delà des idées reçues, La Martinière) est catégorique : “La sodomie, tout le monde la teste, mais personne ne la garde dans ses pratiques sexuelles régulières. Tout simplement parce qu’on la fait mal car on la connaît mal. Il n’y a pas de transmission ! Les gays se donnent des conseils, les hétéros, non.” On ne peut qu’acquiescer. Et ajouter : il n’y a pas de transmission parce qu’il n’y a pas d’exploration.
L’exploration
Il suffit de demander autour de vous combien de femmes ont déjà regardé leur sexe dans un miroir pour en prendre conscience. Si le geste de va-et-vient de la masturbation masculine est connu de toutes et de tous, celui de la masturbation féminine l’est beaucoup moins… Sans parler de l’omniprésence du pénis dans notre environnement visuel en comparaison du sexe féminin. Tous ces déséquilibres concourent à un manque de connaissances du corps féminin et de ses sources de plaisir. Et ne comptons pas sur les féminins historiques pour changer la donne, comme le relève très justement Maïa Mazaurette : “Ils ont beaucoup véhiculé l’idée que pour pratiquer la sodomie, il fallait lâcher prise, se détendre pour recevoir le pénis. Or, la passivité n’est pas la meilleure solution. Un conseil : pendant une sodomie il vaut mieux pousser car ça appuie sur les muscles ! Je sais que ça ne donne pas envie mais ça permet de se relâcher.”
Autres conseils : commencer par un plug conique qui permet la progression dans l’insertion et évite la friction peau contre peau. “Et puis pas de spray anesthésiant ! Beaucoup de femmes pensent qu’elles éviteront ainsi la douleur, mais la douleur est bénéfique puisque c’est un signal du corps qui dit que les muqueuses sont agressées !” Luna Rival, actrice X adepte de sodomies sur les plateaux comme dans sa vie privée, recommande d’éviter les lubrifiants chimiques et de privilégier l’huile de coco ou du Crisco, une marque de beurre végétal. “Sinon, j’utilise de la bave tout simplement ! C’est ce qui est le plus naturel, car ça vient de notre organisme et la salive est très lubrifiante”, se marre-t-elle.
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Il y a donc le problème de l’insertion, l’anus étant plus étroit et moins lubrifié que le vagin. Il y a, aussi, celui de “l’accident”. On connaît la poire à lavement, que Luna Rival utilise pour ses tournages avant ou après l’ingestion d’un Immodium (antidiarrhéique), mais jamais en privé. Claire, photographe, explique être bloquée par “le truc autour de l’hygiène. Disons que si je ne me sens pas clean, je ne le vivrai pas bien, donc autant ne pas se forcer.” Pour Maïa Mazaurette, il faudrait tout bonnement repenser notre rapport aux excréments : “Il y a l’idée que ce qui sort de notre corps est à la fois nous et pas nous, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur. Et puis pourquoi ça serait si sale ? Nos extrêmes timidités contemporaines sont aussi des prophéties autoréalisatrices. C’est sale parce qu’on le dit ! Enfin, un homme dégoûté par un peu d’excréments ne devrait pas pratiquer la sodomie !” Résultat : la sodomie est encore souvent perçue comme répugnante et douloureuse.
Dès lors, peu de femmes racontent la pratiquer, comme s’il s’agissait d’une déviance honteuse dans une société occidentale qui porte encore le poids du judéo-christianisme (le terme de « raconter » est utilisé à dessein puisque, quand on parle de sexe, la parole n’est pas toujours en adéquation avec la réalité…). Utilisée pendant longtemps comme moyen de contraception, la sodomie est encore perçue comme l’ennemi de la procréation et donc de l’Eglise. Pour autant, elle n’est jamais associée au plaisir féminin, mais plutôt présentée comme source de domination et donc de violence. Un argument naturaliste s’appuyant sur le fait que l’anus féminin ne serait pas “fait” pour accueillir un pénis, contrairement à son voisin, le vagin. Là encore, diaboliser la sodomie hétérosexuelle vise à minimiser l’exploration et donc l’épanouissement sexuel, à cantonner le rapport entre hommes et femmes à la bonne vieille pénétration vaginale, et si possible en missionnaire. Sans oublier l’impact de l’épidémie du sida sur l’imaginaire collectif qui relie la sodomie à une maladie. “La notion que la sodomie est ‘sale’ ou bien ‘malsaine’ ou même ‘dangereuse’ existe encore.” affirme Edie, diplômée en études de genre.
Un rapport de domination ?
Dès lors, la fameuse scène d’anulingus en ouverture d’un épisode de la série Girls a fait l’effet d’une bombe. Non seulement parce qu’il en existait peu dans le paysage sériel, mais aussi et surtout parce que le personnage de Marnie (Alisson Williams) qui le reçoit semble en tirer un plaisir fou. Soudain, l’anus est posé comme une potentielle source de jouissance pour une femme. “C’est bien de commencer par un anulingus, estime Sophie, comédienne et chanteuse de 35 ans. Ça détend et ça lubrifie. Le problème de la sodomie, c’est la taille ! Un phallus épais et grand… il faut y aller tranquillement.” Luna Rival, elle, dit aimer “la sensation de sentir le sexe bouger à l’intérieur. Ça m’excite énormément”. Mélanie, chargée de production dans la sphère musicale, aime l’anal car les frottements liés à la pénétration stimulent parfaitement son clitoris.
Mais sur le sujet, il faut appeler la grande papesse de la sodomie, Toni Bentley, ancienne danseuse, qui, en 2004, déclara sa flamme aux pratiques anales dans Ma Reddition (Libella Maren Sell) : “Le mépris de la mort, voilà le sentiment qu’il engendre en m’enculant”, écrit-elle au sujet de l’amant qui lui ouvre les portes de son nouveau paradis. Elle nous explique : “Ça a ouvert tous les niveaux de mon être à la nouveauté, à la largeur. La vie est devenue immense. Il ne s’agit pas pour moi de ‘plaisir’ mais d’une expérience bien supérieure. Mais le plaisir purement physique existe, oui, et vient de contractions à l’intérieur. N’oubliez pas qu’il s’agit d’un endroit qui possède un plus grand pouvoir et un plus grand contrôle des muscles que le vagin !” Lorsqu’on lui demande ce que symbolise pour elle la sodomie, elle nous répond par mots-clés : “Insurrection. Rébellion. Révolution. Mystère. Confiance. Et profonde, profonde intimité.” Et d’ajouter : “C’est une violation si intime de son soi physique le plus privé que ça a provoqué chez moi un besoin absolu de chercher à expliquer ces sentiments qui m’étaient inconnus. La sodomie a provoqué l’écriture.” Elle concède, aussi, être profondément attirée par le caractère inhabituel, tabou de la chose. “L’excitation sexuelle à son paroxysme naît forcément d’un acte anarchiste.” La sodomie comme principe philosophique, voire politique ? Et pourquoi pas ! Mélanie estime également que le plaisir procuré “est plus difficile à atteindre car plus mental.” Elle le réserve à des personnes de confiance et non “aux coups d’un soir”. “Pour moi c’est un truc que tu pratiques à deux. Je n’ai jamais eu envie de me masturber toute seule l’anus.”
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Dernier point sur lequel achoppe la sodomie hétéro : le rapport de domination/soumission qu’elle créerait entre un pénétrant et une pénétrée invariablement lu de façon sexiste. Une idée véhiculée par le porno mainstream hétéro où l’objectif des acteurs semble être de conquérir les actrices en pénétrant tous leurs trous et si possible de façon extrême. “Ce n’est pas du tout une forme de soumission, au contraire j’arrive à m’ouvrir et aimer cette pratique quand j’ai le total contrôle de la situation, quand je sens que je me lâche progressivement, et à mon rythme. Il y a une dimension de transgression qui, mentalement, est très excitante”, rétorque Mélanie. Maïa Mazaurette rappelle, elle, le concept très fort de “power bottom”, qui désigne dans la communauté gay la domination du soumis, du pénétré. “La sodomie, c’est l’infini… On peut imaginer une femme qui épuiserait ses amants qui ne pourront jamais la combler.”
La place, l’image de la sodomie diffère-t-elle chez les lesbiennes ? Selon Edie, là aussi le porno hétérocentré fait des ravages : “Les femmes sont associées aux chattes. Elles se doigtent, se font un cunni, pratiquent le ‘ciseau’, mais on ne voit pas de sodomie. Donc, entre nous, on n’en parle pas beaucoup…” Elle ajoute : “Il est bien possible que la sodomie soit un acte libérateur chez les lesbiennes parce que ça permet de sortir de l’image stéréotypée du sexe lesbien. D’ailleurs, le désir de dominer ou d’être dominé·e n’est pas forcément négatif tandis qu’il y a du consentement et que les partenaires sont d’accord sur leurs limites subjectives. Le sadomasochisme peut être un endroit de ‘self-empowerment’, dans lequel les femmes – ou bien d’autres minorités – reprennent, manipulent et redirigent les relations de pouvoir qui agissent généralement contre elles.” Même chose chez les hétéros. Et si la sodomie se révélait source d’empowerment féminin ? Ainsi, Camille la reçoit mais la donne également dans un jeu de domination/soumission qu’elle dit apprécier dans sa vie sexuelle sans que ça n’ait aucune incidence dans ses relations avec les hommes. Le sujet est vaste, bien trop vaste, mais mérite d’être questionné, malaxé, retourné. On ne voudrait pas passer à côté d’une source de plaisir, si ?
Le Hors série Cheek x Les Inrocks « Plaisir féminin » sera disponible en kiosque à partir du 7 février
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