Face à la multiplication d’agressions commises à Naples par des groupes de mineurs, des personnalités politiques accusent la fiction. La série italienne “Gomorra” est en ligne de mire. Retour sur une série majeure, inspirée de la Camorra, l’organisation mafieuse napolitaine.
Diffusée sur Facebook mi-janvier, la photo a fait le tour de l’Italie en quelques jours. Une bande de gosses, plantés face à l’objectif, brandissent couteaux, flingues, battes de base-ball, dans une attitude de défi. Ils se sont renommés le « gang de la Parochiella », et frappent dans le quartier Spagnoli (espagnol) de Naples, au cœur du centre historique. Face à la violence de l’image, qui réfléchit l’image terrible de la Mafia, l’Italie cherche un coupable. La série Gomorra, véritable phénomène de société dans le pays, serait responsable de la formation de ces « baby-gangs », selon Melita Cavallo, ancienne présidente du tribunal des mineurs de Rome.
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Les multiples actes de violence ayant eu lieu à Naples apparaissent comme une conséquence directe des modèles culturels véhiculés par la série. Melita Cavallo appelle à une « tolérance zéro, même à l’égard des moins de 14 ans, comme l’exige la loi. » Elle réclame qu’on mette un terme aux « modèles négatifs glorifiés dans des fictions comme Gomorra », rapporte le quotidien La Stampa.
Gomorra, à feu et à sang
Gomorra scénarise les guerres de clans et les rivalités de la Camorra, la mafia napolitaine. La diffusion de sa troisième saison bat actuellement des records d’audience. Inspirée du roman éponyme du journaliste Roberto Saviano – sous protection policière permanente depuis la publication de son livre en 2006 – elle fait, depuis son lancement en 2014, fureur en Italie.
Très documentée, la série dévoile les rouages de l’organisation criminelle, du blanchiment d’argent, de la corruption à l’œuvre en Italie du Sud. Elle s’inscrit dans un cadre réaliste, et entrelace la fiction et le documentaire.
Longue tradition cinématographique
Interrogé par Les Inrocks, Fabrice Rizzoli, auteur de La mafia de A à Z et docteur en sciences politiques, spécialiste des mafias italiennes, inscrit Gomorra dans une tradition cinématographique, héritière du Parrain ou des Affranchis. « On ne peut nier que ce type de films et de séries produit, sur certains téléspectateurs, un effet de valorisation du pouvoir de la mafia« , explique-t-il. Mais nuance : « Gomorra est moins stylisée, elle joue moins sur la dimension mythologique véhiculée par les films américains. » Elle se distingue de cette tradition filmique, où l’on ne parle que de « famille » et « d’honneur », sans nommer explicitement l’organisation criminelle.
Le spécialiste de la criminalité s’interroge. Comment restituer la réalité à l’image ? Une « triche » scénaristique est forcément nécessaire. « La série condense 25 ans d’histoire de la Camorra, en trois saisons. On voit énormément d’homicides, de vengeances, ce qui contribue à générer de la fascination. Il y a beaucoup de violence, et de fait, on n’en est jamais rassasié. »
La fiction inculpée
Pour autant, la fascination pour les personnages impitoyables dans la fiction suffit-elle à expliquer les actes de violence, dans le réel ? Pour Sandra Laugier, enseignante-chercheuse en philosophie à l’Université Paris 1, dans le cas de séries comme Gomorra, « l’attention portée à la nature humaine, à sa complexité morale, est formatrice. »
« Regarder Les Sopranos ne rend pas mauvais, mais donne, au contraire, une réelle acuité, aiguise notre sensibilité. Penser que Gomorra a une influence négative, c’est être extrêmement naïf sur l’histoire des séries télévisées et l’effet qu’elles ont sur les spectateurs« , affirme-t-elle.
“On ne parle jamais de la lutte efficace contre les phénomènes mafieux”, Fabrice Rizzoli
Pour Fabrice Rizzoli, le problème de la série résiderait en l’absence de figures d’opposition. « Où sont les forces de l’ordre ? Où est la société civile ?« , interroge-t-il. Il pointe du doigt le « choix coupable » des producteurs et réalisateurs, qui ne montrent qu’un aspect du phénomène. “Ces gangsters ne vivent pas isolés. Naples, ce n’est pas que ça. Ce sont des centaines de milliers de gens honnêtes, des forces de l’ordre qui, au quotidien, luttent contre la mafia.” “Les boîtes de production veulent des méchants, de la drogue, de la violence. On ne parle jamais de la lutte efficace contre les phénomènes mafieux”, explique Fabrice Rizzoli
A contrario, une génération de films existe en Italie, depuis une dizaine d’années, qui montre les différents acteurs du phénomène. “Des films comme Les Cent Pas ou Fortapàsc sont des paradigmes de l’antimafia. Ce type de films montre qu’une résistance existe. Le pouvoir de la mafia est révélé avec sa corruption et sa puissance, mais également ses limites. »
Campagne de sensibilisation
Pour le chercheur, apprendre à décrypter la série est une nécessité. « Le cinéma doit rester libre de ses choix, mais tout ceci devrait s’accompagner d’une campagne médiatique, payée par la société de production. Il faudrait faire venir des spécialistes qui aideraient à décoder l’image vis-à-vis des étudiants« , explique-t-il.
« J’aimerais des campagnes de sensibilisation, mais malheureusement, elles n’existent pas à cette échelle« , déplore-t-il. “La série Gomorra devrait être enseignée dans les lycées de tous les pays.”
Écouter et comprendre
Le philosophe italien Aldo Masullo engage, de son côté, la responsabilité de l’école dans les actes des gamins de Naples. Dans une lettre ouverte publiée le 19 janvier dans le quotidien Il Mattino, il explique la violence des adolescents comme le fruit d’un désœuvrement, « l’ennui de ne rien faire, après n’avoir rien à fait à l’école. » Il pointe l’inadéquation de l’école, « incapable d’impliquer les enfants dans des chemins d’apprentissage et d’autonomisation”.
Enfin, l’isolement et la solitude des adolescents, « exposés à l’indifférence publique » et privée, contribueraient à leur faire franchir la barrière entre petits coups et actions criminelles. « Jusque ici, les citoyens étaient restés indifférents et les institutions désorientées. A un moment donné, l’alarme a été déclenchée« , écrit-il.
Aldo Masullo, dans sa lettre, lance un appel à « écouter et essayer de comprendre ces adolescents« , dont beaucoup seraient issus « de familles de la classe moyenne. » Exit la vision déterministe et « l’explication facile de l’environnement socio-familial criminel. »
“Un débat qui ne résoudra rien »
Roberto Saviano, dans une lettre publiée le 29 janvier dans l’Espresso, a réagi aux accusations dont il faisait l’objet. « Les baby-gangs de Naples sont-ils dus à Roberto Saviano? Si je devais répondre à la question, je dirais que non« , écrit-il. Véhément, l’auteur de Gomorra blâme la manière dont la question est traitée médiatiquement en Italie, s’adressant à ses détracteurs qui veulent « nourrir un débat qui ne résoudra rien« , au lieu de « traiter sérieusement le problème”.
La delinquenza minorile a Napoli è colpa di Roberto Saviano? Via @espressonline https://t.co/Fjbf77xRgf
— Roberto Saviano (@robertosaviano) January 29, 2018
« Délinquance juvénile à Naples, est-ce la faute de Roberto Saviano ?« , a tweeté l’auteur de Gomorra.
Saviano condamne les articles dans lesquels « il n’y a pas d’histoire, il n’y a pas de compréhension, il n’y a même pas de connaissance et il y a sûrement un fort manque d’amour« , ainsi que les lignes « pleines de haine » des commentateurs de la situation napolitaine.
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