Dans son dernier numéro, la revue dresse un diagnostic réfléchi des colères qui traversent la société française. Et se demande de quelle façon les dépasser.
Si la presse quotidienne et hebdomadaire se fait jour après jour l’écho de la morosité ambiante, des revues aident à comprendre plus intensément ses ressorts complexes. Le dernier numéro d’Esprit, intitulé “Colères”, consacré à la société française rongée par un paquet d’exaspérations, forme ce mois-ci la preuve éclatante de “l’irremplaçabilité” des revues, dont l’ambition est d’éclairer ce qui nous arrive.
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Dans l’introduction du dossier qu’ils ont coordonné, Jonathan Chalier et Michaël Foessel suggèrent que leur titre se veut un “espace pour des colères qui espèrent être lucides et réfléchies, qui ne cassent pas les oreilles parce qu’elles sont couchées sur le papier et passées au crible de la raison”. Plutôt que de se laisser absorber par des exaspérations improductives, de se laisser gagner par le ressentiment, il s’agit ici de “mettre le désordre des émotions à l’épreuve de l’écriture et de la confrontation des arguments”.
Faire un usage politique de nos colères
Riche de nombreuses interventions stimulantes – Patrick Boucheron, Frédéric Lordon, Fabien Jobard, Antoine Garapon, Dorian Astor, Véronique Nahoum-Grappe… –, le numéro ne cherche pas à disqualifier la légitimité de ces exaspérations, réelles, justifiées par les transformations profondes et brutales de nos formes de vie.
Ce qui compte ici, c’est surtout d’explorer nos colères “pour résister à la mélancolie”, c’est-à-dire en faire un usage politique. “Nombreux sont ceux qui cèdent à une résignation mélancolique devant la perte des espérances et des enthousiasmes politiques : mélancolie de droite pour qui fantasme une identité passée, mélancolie de gauche pour qui a abandonné ses idéaux d’émancipation et voit les compromis sociaux balayés par les hégémonies néolibérales”, note Foessel.
Le bon usage de la colère intervient dès lors qu’elle “porte plus loin que nous”. Le dossier est ainsi traversé par le souci de diagnostiquer des “colères moins catégoriques, plus interrogatives sans doute que celles qui engagent un jugement abrupt sur le présent”, mais aussi “des colères sensibles, accordées à des perceptions concrètes plutôt qu’à des imaginaires polarisés par l’opposition entre l’ami et l’ennemi”.
Sortir du nihilisme
Si la colère ne suffit certes pas à créer les conditions d’une espérance, “elle y contribue”. En cela, elle nous sort un peu du nihilisme dans lequel on peut se complaire. Comme le suggère l’historien Patrick Boucheron, le mot juste, le seul qui vaille aujourd’hui, est bien “comprendre”.
“Aller vers le lieu de l’autre”, tel est le travail des sciences de l’homme, suggère le chercheur, sensible à la “tâche d’honorer et de rassembler ce qui gît déjà là d’espérances et d’intelligences collectives, toutes ces forces qui demeurent disponibles et désœuvrées”.
Esprit – “Colères” no 423, mars-avril (en kiosque, 320 pages, 20 €)
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