Cinéma, expositions, jeux vidéo, réseaux sociaux, formation professionnelle… La réalité virtuelle s’immisce partout, avec ses promesses de voyages oniriques, dans l’espace et dans le temps. Mais la révolution tant attendue est-elle vraiment si proche que cela ?
C’est dans un sursaut brutal que le jeune homme revient à lui. Ses yeux le piquent intensément. Tout ce qu’il voit est aussi obscur et flou que s’il venait de naître à nouveau. Enfoncé dans un fauteuil incliné en arrière, il se redresse au prix d’un effort qui lui arrache un cri rauque. Le son résonne dans le silence assourdissant de ce qui lui semble être un monastère sans vie.
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Ses muscles ont fondu, sa colonne vertébrale n’a plus soutenu son poids depuis des jours. Au-dessus de ses mains couvertes de gants haptiques (qui permettent de saisir et de sentir des objets en réalité virtuelle), un capteur électronique est incrusté dans sa peau. Après un bref examen, il en dénombre une trentaine sur tout son corps. Autour de lui, des centaines de ses semblables, la tête couverte d’un casque noir, semblent en sommeil. Le sien – de casque – gît sur le sol, une de ses lentilles est brisée.
Plus beau, plus exaltant, plus attachant que la réalité
Tout lui revient en mémoire d’un seul coup. La sortie de l’Oculus Rift 7, son prix accessible au plus grand nombre, l’énorme campagne de promotion dont il a bénéficié, l’ouverture des salles de shoot numérique et la ruée vers la VR (pour “virtual reality”), cette technologie qui permet de s’immerger complètement dans un simulacre de la réalité objective – un monde plus beau, plus exaltant et plus attachant que cette dernière. Beaucoup de semi-dépressifs comme lui s’y sont perdus. Il souhaite déjà y retourner.
Cette scène relève encore de la science-fiction. Pourtant, les progrès techniques et la démocratisation des dispositifs de réalité virtuelle depuis quelques années la rendent de plus en plus crédible. L’Oculus Rift, le fameux casque de réalité virtuelle commercialisé depuis mars 2016 (pour 700 euros, hors coût d’un ordinateur compatible), le PlayStation VR de Sony ou encore le casque Vive VR bouleversent les codes du jeu vidéo, en plongeant littéralement le joueur dans des univers oniriques en 3D.
“Les gens pourront interagir avec des personnages virtuels, changer le scénario, ce sera du cinéma interactif”
Le cinéma – y compris pornographique – envisage lui aussi de rendre le spectateur acteur du film grâce à la même technique. “Au lieu de raconter une histoire, on la fera vivre comme une expérience”, décrit Philippe Fuchs, expert en VR et auteur du premier Traité de la réalité virtuelle (2006). “Les gens pourront interagir avec des personnages virtuels, changer le scénario, ce sera du cinéma interactif, soit un art complètement nouveau.”
La médecine s’en est aussi saisie pour soigner certains maux de l’esprit. Même l’industrie musicale, à l’économie chancelante, s’interroge sur l’opportunité d’investir dans ce domaine, alors que Björk, à l’avant-garde, a produit cinq vidéos musicales en réalité virtuelle dans son exposition itinérante, Björk Digital. D’ici 2022, la VR pourrait représenter un marché de 145 milliards de dollars.
“Une évolution lente, pas exponentielle comme le smartphone”
Est-ce à dire que la réalité virtuelle va bientôt révolutionner nos vies ? D’un point de vue strictement technique, les pronostics les plus optimistes sont à nuancer. Les technologues de la Silicon Valley occultent parfois que 80 % des utilisateurs sont pris de nausées et de vertiges la première fois qu’ils essaient la VR, et que l’émission d’ondes de lumière dite “bleue” par les casques peut causer des troubles ophtalmiques.
Aussi faudra-t-il du temps pour que le dispositif atteigne le summum de sa qualité et qu’il soit en même temps économiquement abordable. “C’est un média de niche, qui va avoir une évolution lente et non pas exponentielle comme le smartphone, tout simplement parce qu’il n’est pas aussi utilitaire que ce dernier”, explique le chirurgien-urologue Laurent Alexandre, cofondateur du site Doctissimo. “La VR implique un équipement important, elle est dépendante d’un ordinateur, et elle a des effets nauséeux auxquels nous n’avons pas encore trouvé de solution.”
Malgré ces réserves, l’expérience ne laisse pas indifférent. L’auteur de science-fiction Alain Damasio, qui présidait la commission d’aide aux nouvelles technologies en production du CNC jusqu’en mars dernier, a testé plusieurs œuvres en VR comme S.E.N.S, produit par Red Corner, ou le film I, Philip de Pierre Zandrowicz, sur la musique de son ami Rone.
“Un rapport neuf à l’art audiovisuel et vidéoludique”
“Personnellement, je trouve la performance technique encore faible, notamment en termes de résolution optique et de confort d’utilisation, explique-t-il. Ce qui ne m’empêche pas de considérer qu’on est en face d’une technologie réellement puissante, qui peut et va favoriser un rapport neuf à l’art audiovisuel et vidéoludique : films linéaires et interactifs, fictions et expériences hybrides, documentaires, jeux vidéo, tout va en être renouvelé.”
Une exposition dans le cadre de Photo London (la foire internationale de photographie de Londres) plonge ainsi, grâce à la VR, les visiteurs en 1839, date à laquelle William Henry Fox Talbot dévoila ses premiers photogrammes.
“Beaucoup de choses deviennent possibles en termes de communication, d’entraide et d’intelligence collective”
Le champ des possibles est donc vaste. C’est ce qui rend si enthousiaste le philosophe Pierre Lévy, auteur de Qu’est-ce que le virtuel ?, qui estime qu’on n’a “pas encore trouvé la façon d’exploiter la VR de manière intelligente, qui amène un bénéfice cognitif ou social réel”. Pour ce théoricien de l’intelligence collective, il est possible d’inventer “des espaces d’un nouveau genre” en combinant internet et la VR : “En 1995, 1 % de l’espèce humaine était connectée à internet. Aujourd’hui, c’est plus de 50 %. Maintenant qu’on a cette masse critique, beaucoup de choses deviennent possibles en termes de communication, d’entraide et d’intelligence collective. Cela va prendre du temps, mais je suis certain qu’à un moment donné il y aura un ‘embrayage’ entre cette connexion et ces interfaces sensori-motrices.
On peut très bien imaginer que des gens travaillent ensemble dans un environnement virtuel qui représente de l’information sérieuse. Il faut imaginer ça sur le mode d’un jeu collaboratif massivement multijoueurs, mais au lieu de tuer des monstres on construit une mémoire collaborative des problèmes qu’on essaie de résoudre.”
“Le risque de confondre la carte et le territoire”
Cet aspect collectif de la VR ne va pas de soi, alors qu’on lui reproche souvent d’extraire les individus de leur environnement, en les privant des deux vecteurs sensoriels prioritaires de l’être humain que sont la vision et l’ouïe. Les scientifiques qui ont étudié les effets de la VR s’alarment également d’un risque de “dissociation”, c’est-à-dire de dévalorisation du réel objectif au profit de la réalité virtuelle.
“La menace, c’est qu’on finisse par confondre la carte et le territoire, et que l’on perde le sens de la réalité”, explique le philosophe Jean-Michel Besnier, auteur de Demain les posthumains. “Il peut devenir extrêmement difficile d’expliquer à un ado qu’il doit se confronter au réel pour grandir, quand on lui propose des univers parallèles aussi beaux, ‘empuissantants’, jouissifs et valorisants, confirme Alain Damasio. On entre dans une compétition des réalités dont on ne sait pas si notre relation précieuse et belle à l’altérité ne va pas ressortir perdante.”
“Des créateurs s’emparent déjà de la VR pour en faire une machine à recréer du lien, un médium qui te rapproche du monde au lieu de t’en couper”
C’est toute l’ambivalence de cette technologie. Tantôt remède, tantôt poison, elle peut tout aussi bien augmenter nos capacités que nous rendre absents à nous-mêmes. Pour l’auteur de La Horde du contrevent, c’est donc à rebours d’un usage individualiste qu’il faudra développer la VR : “Par rapport à ce fonds de commerce de la VR, qui relève de l’évasion, d’une échappée égotiste hors du monde, il existe potentiellement un art inverse, qui serait fondé sur le rapport à l’autre, l’émotion d’une présence et d’un échange que ne permet pas forcément le monde réel. Des créateurs comme Jan Kounen, Charles Ayats ou David Calvo s’emparent déjà de la VR pour en faire une machine à recréer du lien, un médium qui te rapproche donc du monde, au lieu de t’en couper.”
Ce sera tout l’enjeu, pour contredire la sombre prophétie de Vance Packard dans L’Homme remodelé, en 1977, selon laquelle “les individus normaux de demain pourraient bien devenir des êtres artificiels, aux sensations créées de l’extérieur”.
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