La rappeuse franco-chilienne Ana Tijoux a publié un clip et une chanson en hommage aux protestataires chiliens : Cacerolazo. Aux Inrocks, elle témoigne de son engagement avec le mouvement.
Depuis le 14 octobre, le Chili est secoué par une crise politique et sociale d’une ampleur inégalée depuis des décennies. Alors que le président Sebastián Piñera a été contraint de faire quelques annonces sociales, alors qu’il avait déclaré le pays en “état de guerre”, la rue ne semble pas avoir l’intention de plier. Ana Tijoux, rappeuse engagée, se fait l’écho de la violence policière qui a fait dix-huit morts dans les émeutes dans le morceau Cacerolazo, dont une version longue vient d’être mise en ligne. Elle rend hommage aux jeunes collégiens, lycéens et étudiants chiliens qui ont réveillé le pays.
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Comment as-tu vécu les événements depuis la mi-octobre ? A ton avis, cette explosion sociale était-elle prévisible ?
Ana Tijoux – Au moment où le mouvement a explosé j’étais en France. Je suis arrivée il y a une semaine et demie à Santiago. Mais j’étais hyperconnectée aux réseaux sociaux dès le début, donc d’une certaine manière j’étais là-bas. On sentait que ça pouvait arriver, et on attendait que ça arrive. Il y avait une sensation de rage contenue à différents niveaux, pour de meilleures retraites, une meilleure éducation publique, un meilleur système de santé… Les collégiens et les lycéens qui ont commencé à protester contre la hausse du ticket de métro ont tout fait péter. Il faut bien comprendre : ce ne sont pas les 30 pesos qui sont en cause, mais trente ans d’abus économiques ! Ce n’est pas seulement le transport public, c’est la privatisation de la vie, le manque de dignité, le manque de justice ! L’assassinat de Camilo Catrillanca, qui roulait à 10km/h sur son tracteur dans une communauté mapuche quand il a été tué, en témoigne. Le système néolibéral capitaliste, instauré depuis l’époque du pinochetisme, est à l’origine de ça.
https://twitter.com/PiensaPrensa/status/1185237031770828802
Tu penses que le Chili ne s’est jamais vraiment remis de la dictature de Pinochet ?
Oui, totalement. Comme je le disais, ce mouvement s’oppose à trente ans d’abus de ce gouvernement et des gouvernements antérieurs, qui sont tous complices depuis la dictature. La privatisation du système public durant la dictature a eu une continuité dans cette pseudo-démocratie, qui l’a même approfondi. Une richesse immense a été accaparée par dix familles au Chili avec la complicité de la dictature, des médias, etc. C’est une pyramide infernale.
Les images de violence policière depuis le 18 octobre sont terribles vues d’ici. C’est ce qui t’a poussé à écrire cette chanson et à réaliser cette vidéo ?
L’action immédiate était nécessaire, il n’y avait pas à se poser de questions. Dans mes morceaux, je ne dis rien de nouveau, je n’invente rien. Je fais un mix de choses que demandent les gens. J’ai commencé à faire de la musique pour ça, je n’ai pas fait des études particulières, j’avais un besoin, un truc à dire, à exprimer.
https://twitter.com/DonSatanas/status/1187577319348723714
Le mouvement actuel est-il encore plus résolu que le grand mouvement étudiant historique de 2011 ?
Oui, il est plus colérique. En 2007 il y a eu ce qu’on a appelé la “revolución pingüina”, en référence aux uniformes des élèves du secondaire. Puis il y a eu le mouvement étudiant de 2011. Aucun des deux n’a été écouté, pas plus que le mouvement mapuche au sud du Chili. Ce mouvement est la jonction de plusieurs luttes accumulées depuis des années.
Dans cette vidéo, on voit essentiellement des scènes de violence policière. Tu souhaitais que ces images apparaissent, alors qu’elles ne sont pas forcément relayées dans les médias ?
Oui, et encore, nous n’avons mis que 1 % de la violence réelle, pour éviter que cette vidéo ne soit censurée. Il y a des tortures, des violations des droits de l’homme. C’est réel.
Officiellement, dix-huit personnes ont été tuées. Tu penses que la réalité est pire ?
Oui, on ne sait pas combien de jeunes de quartiers, des poblacion, ont été torturés, combien de filles ont été violées. Le service des médecins légistes a eu pour consigne de ne pas donner d’informations. L’Institut national des droits de l’homme tente de rassembler toutes les informations, mais il y a tellement de signalements d’abus de violence, qu’on ne se rend pas encore compte. Sur certaines vidéos, on voit des militaires tirer à trois mètres de distance sur des gens alors qu’ils ont les mains en l’air ! C’est très lourd.
#Chile. Están masacrando al pueblo chileno en especial a los jóvenes.
Al mejor estilo cobarde de la Escuela de las Américas, bien entrenados en manos de la CIA para aplastar las masas, éste militar dispara a un fotorreportero, a 3 metros de distancia.https://t.co/lemEFMb5U9— Adel El Zabayar (@Zabayar) October 21, 2019
Les annonces faites par Pinera le 22 octobre ont-elles eu pour effet de calmer la colère ?
Non, car il est totalement débordé, c’est évident. Un enregistrement audio de sa femme, Cecilia Morel, est apparu il y a quelques jours, qui témoigne de cela : elle parle d’“invasion étrangère, extraterrestre”, à propos des manifestants ! C’est ainsi qu’elle traite le peuple. C’est comme ça qu’ils parlent. Ses mesures, tout le monde en rigole. Au quotidien, ce qui se passe actuellement, c’est que les militaires sont dans la rue en train d’assassiner les gens.
Tu rends hommage dans ton titre à des personnes disparues récemment, victimes de la répression, mais aussi aux étudiants de l’ACES (Asamblea Coordinadora de Estudiantes Secundarios). Qu’est-ce qu’ils incarnent pour toi ?
Pour moi, l’ACES est le mouvement le plus révolutionnaire qui est apparu ces dernières années parmi les organisations populaires. C’est une organisation qui regroupe les étudiants les plus jeunes, des collégiens et des lycéens. Ils ont l’âge de mon fils, entre douze et dix-huit ans. Ils ont occupé leurs écoles, leurs collèges, en exigeants une éducation publique de qualité. Ils ont organisé de manière souterraine ce qui arrive. Ils n’ont pas été écoutés, car on dit d’eux qu’ils doivent se former politiquement, mais ils sont tellement politisés de manière naturelle, vis-à-vis de leur réalité ! C’est pour ça que je leur dédie cette chanson. Le Chili n’était pas endormi, il était anesthésié. C’est la ACES qui l’a sorti de sa torpeur.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
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