[Edouard Louis, rédac chef] Variété, Lana Del Rey, hits de stars de la téléréalité, tubes de l’été, repeat, Brahms, Daho, hip-hop et r’n’b de rue à fond dans la bagnole, Edouard Louis raconte les morceaux qui l’ont construit et déconstruit.
Tragédie, Hey Oh C’était une chanson que j’écoutais beaucoup à 11 ans, quand elle est sortie. J’étais un peu amoureux des deux chanteurs, je crois. J’ai une histoire avec ce morceau, que j’avais racontée en partie dans Histoire de la violence. Il y avait une fille, là où j’ai grandi, qui s’appelait Constance et que tout le monde avait décidé de détester, sans vraie raison – c’est très typique des petits villages, ces haines arbitraires.
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Constance était amoureuse d’un garçon, quelqu’un de notre “bande” comme on disait, à qui l’on avait dit : “Tu vas aller la voir chez elle, tu vas l’emmener dans sa chambre pour faire croire que tu veux coucher avec elle, et nous, pendant ce temps, on va rentrer dans la maison et tout voler” (mes amis étaient plus vieux que moi, certains étaient même majeurs).
On lui a pris sa PlayStation, ses jeux, ses DVD, et je me souviens, quand on s’est enfuis en voiture avec le coffre rempli de ce qu’on avait volé, on écoutait Tragédie, un peu comme un gang minable de village picard. Le lendemain, sa mère a appelé la police, qui nous a dit qu’elle ne porterait pas plainte si on rendait tout. On l’a fait, mais j’ai rarement eu aussi peur de ma vie.
Booba, Boulbi
Dans mon enfance, il y avait des chansons identifiées comme féminines, et d’autres comme masculines. Je ne sais pas pourquoi, je ne sais pas si c’est dû à l’homosexualité, mais je m’identifiais toujours aux chansons considérées comme féminines de Britney Spears, Jenifer, Lââm, Lady Gaga… J’écoutais en boucle Petite Sœur de Lââm (je l’écoute encore).
Mon grand frère se moquait de moi, il disait : “Arrête d’écouter de la musique de gonzesse.” A cause de ça, à cause de la honte, je me suis mis à écouter du rap, qui était clairement considéré comme le pôle masculin de la musique, surtout Booba. Pendant des années, j’ai écouté Booba, alors qu’en fait je n’aimais pas vraiment, ce qui fait qu’aujourd’hui je connais plusieurs de ses chansons par cœur (il entame le début de Boulbi : “Bordel, quand on rentre sur la piste/On est venu tiser, claquer du biff…”).
C’est étrange de vivre pendant des années dans un univers musical par rôle, par mensonge, pour faire croire qu’on est quelque chose d’autre que ce qu’on est. J’ai passé des centaines d’heures dans un arrêt de bus à écouter Booba, puis ensuite garé dans une voiture devant le même arrêt de bus à écouter du rap les fenêtres ouvertes. Bourdieu avait raison de penser que la musique est une des sources principales du marquage social, un des principaux instruments pour se démarquer socialement, pas seulement en termes de classe, donc, mais aussi en termes de genre et de sexualité.
Jules Massenet, Werther
Quand je suis arrivé à Paris, j’ai découvert la musique classique et surtout l’opéra. C’est mon ami Didier qui m’a fait entendre pour la première fois le Werther de Massenet. Il m’a envoyé un jour un lien YouTube de cet opéra, avec Jonas Kaufmann et Sophie Koch qui chantaient “l’air de la mort”. Je commençais à écrire, je venais d’arriver à Paris, et je me disais que si je voulais vraiment devenir un intellectuel, il fallait que j’aime l’opéra.
Au début, je me forçais un peu à aimer, et petit à petit ce qui était mimé est devenu vrai – c’est le cas de beaucoup de choses dans la vie, ça ne marche pas toujours mais parfois oui –, je suis devenu fou d’opéra, j’y allais le plus souvent possible, j’y passe beaucoup de temps.
Johannes Brahms, Requiem allemand
Cette histoire-là est liée à ce que je viens de dire sur Werther. A mon arrivée à Paris, j’étais très complexé, je me sentais provincial, j’étais perdu, parce que j’arrivais à l’Ecole normale supérieure, dans un monde où les autres avaient souvent grandi à Paris, avaient eu un contact très jeune avec la culture légitime, etc., et pas moi.
https://youtu.be/AOoWUIyBn0Y
Un soir, je suis arrivé chez des amis que je ne connaissais pas encore très très bien, c’était un samedi soir, on avait acheté du vin, à manger, et ils m’ont dit : “Edouard, mets de la musique !” Ils voulaient me mettre à l’aise en me proposant de choisir… et moi j’ai mis le Requiem de Brahms. J’ai tout de suite senti le moment de gêne. J’avais fait une erreur. J’avais fait ça parce que je voulais paraître cultivé, légitime. Mes amis m’ont dit : “Mais pour un samedi soir, tu veux pas mettre de la musique qui bouge un peu plus, quelque chose de plus détendu ?” Ils avaient compris, ils essayaient de ne pas me blesser. Aujourd’hui, c’est une anecdote qui me fait rire.
Charles Aznavour, Barbara, Etienne Daho et Jeanne Moreau
Construire son identité sexuelle, c’est construire une identité sonore et musicale. Quand j’ai entendu Comme ils disent d’Aznavour, les chansons de Barbara ou l’album que Daho et Moreau avaient fait à partir du poème de Jean Genet, Le Condamné à mort, c’était comme si j’avais fait la rencontre d’un monde musical qui m’attendait, qui avait parlé de moi avant que je le sache, qui me parlait, directement, à moi…
Je crois que c’est un sentiment qu’on a souvent, quand on est gay ou lesbienne, de se rendre compte un jour que des gens ont écrit, chanté, lutté pour votre existence, sans que vous le sachiez. Comme si, pendant des années, pendant l’enfance, on vous avait caché votre histoire, pas celle de votre famille mais votre vraie histoire.
Lana Del Rey
Je ressens pour Lana Del Rey et sa musique un amour total, alors c’est compliqué pour moi d’en parler. Quand on parle d’amour, c’est difficile de ne pas être ridicule. Je l’écoute tous les jours, en écrivant, en marchant, quand je prends ma douche, tous les jours, c’est ce que je peux dire de mieux et de plus vrai. Cette connexion directe et difficile à expliquer, c’est le même effet que me fait la musique de Luz Casal ou de Woodkid, par exemple.
Mika, Relax, Take It Easy
Un souvenir : Relax, de Mika, venait de sortir et tout le monde l’écoutait, il y avait une sorte de folie autour de cette chanson dans le village. Avec d’autres enfants, on s’installait dans l’arrêt de bus toute la soirée, et on mettait cette chanson le plus fort possible pour réveiller la vieille femme qui habitait en face, on était horribles de faire ça, ça me fait sourire d’y penser mais je ne devrais pas. Elle ouvrait sa fenêtre et elle disait : “Je vais appeler la police si vous recommencez avec cette chanson !!!” Ça nous faisait rire.
Céline Dion, Tout l’or des hommes
Mon père passait cette chanson en boucle dans sa voiture. C’est quelque chose que je raconte dans Qui a tué mon père. Il était obsédé par Céline Dion, il avait un CD piraté avec écrit dessus au feutre bleu “Céline”, et il le mettait à chaque fois qu’il montait dans sa voiture. Il chantait Tout l’or des hommes de toutes ses forces, je chantais avec lui, et j’avais l’impression que ces fois où on chantait Céline Dion ensemble dans la voiture étaient les seuls moments où on arrivait vraiment à se dire des choses, à se communiquer des choses, alors que le reste du temps on ne se parlait jamais. J’ai vécu pendant quinze ans avec lui et on ne s’est jamais parlé. Mais on a chanté. Beaucoup.
Jean-Jacques Goldman, Envole-moi
Je l’écoutais énormément, sans en comprendre le sens entre l’âge de 5 et 13 ou 14 ans. C’est plus tard que j’ai compris que c’était une chanson sur la fuite, sur la réinvention de soi, je ne l’ai compris qu’une fois que j’ai eu fui mon enfance, comme si mon corps avait voulu fuir avant que j’en sois conscient, je veux dire, en aimant cette chanson sans raison consciente, comme si mon corps avait voulu fuir avant ma tête.
Nina Simone, Don’t Smoke in Bed
Un soir, l’année dernière, je suis dans la rue à New York, c’est la nuit, je suis seul, j’écoute de la musique en marchant comme je le fais toujours, et tout à coup cette chanson démarre dans mes écouteurs, et je me mets à pleurer, je pleure pour toutes les fois de ma vie où j’aurais dû pleurer mais où je ne l’ai pas fait.
Benoit, Tourne-toi Benoit Félicien, Cum-Cum Mania Jean-Pascal, L’Agitateur Loana, Comme je t’aime
Comment parler de ceux-là ? C’est comme des morceaux qui sont sortis et qui étaient destinés à ne plus jamais être nommés ou cités ensuite, deux mois déjà après leur sortie, alors ça m’amuse de le faire là, dans Les Inrocks. C’étaient des tubes qu’on écoutait à la fête du village, dans les brocantes ou les soirées, des morceaux très mauvais que j’ai donc entendus plusieurs centaines de fois, et en les citant j’ai la sensation de nommer l’innommable. On a tous des morceaux qu’on a eu honte d’écouter pendant l’enfance. Et des morceaux qu’on a honte d’écouter aujourd’hui.
Jane Birkin, Jane B.
Amour total, aussi.
https://youtu.be/WYTvJBNOC7g
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