Vendredi soir, lancement d’un bar au concept approximatif dans l’Est parisien. De jeunes messieurs à la coupe très Full Metal Jacket, jean slim et T-shirt ironique, font leur entrée, skateboard sous le bras. Flambant neuf. La thèse de l’après-midi passé au skatepark à faire des ollie air s’évanouit instantanément. Ces trublions sortent de leur nid […]
Vendredi soir, lancement d’un bar au concept approximatif dans l’Est parisien. De jeunes messieurs à la coupe très Full Metal Jacket, jean slim et T-shirt ironique, font leur entrée, skateboard sous le bras. Flambant neuf. La thèse de l’après-midi passé au skatepark à faire des ollie air s’évanouit instantanément. Ces trublions sortent de leur nid douillet, leur planche à roulettes faisant office – d’encombrant – it-bag. Perdre 50 % de leur capacité à tenir des pintes ne semble pourtant pas les ennuyer : parés d’un tel accessoire, leur potentiel séduction explose.
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Depuis les débuts du skate, ceux que beaucoup traitaient de “poseurs” ont compris l’incroyable pouvoir sémantique de la planche à roulettes. On incarne à la fois un message universel (la victoire de l’homme sur la forêt urbaine, dans une relecture très asphalte de David et Goliath ) et une carte postale exotique un poil sulfureuse (les films de Larry Clark, Harmony Korine, et downtown L. A.). Devenus skateurs, nous voilà empreints d’une rébellion importée, aux cicatrices imaginaires.
Seulement voilà, une petite révolution sémiologique est survenue. Autrefois, les lycéens pouvaient passer des après-midi entiers à frotter leurs planches sur des rebords de caniveaux pour simuler l’usure, et faire croire à toute la classe qu’ils avaient le niveau de Tony Hawk. Les traces de vécu allaient de pair avec leur symbolisme. A l’image des gender theorists qui s’acharnaient à nous expliquer que la féminité n’existait qu’au moment de la rencontre entre le corps et la robe, le skate aussi ne naissait que lors de son affrontement à la route.
Aujourd’hui, feindre l’authenticité n’est plus nécessaire. L’objet est devenu sujet, il porte à lui seul toute l’histoire des quatre petites roues. Comme les lunettes sans verres ou les rasoirs sans lames dessinés par Jean Paul Gaultier lors des années punk, le skate, long objet phallique et purement décoratif ne nécessite plus d’incarnation (ça pourrait l’abîmer). Ce qu’il raconte n’est plus un hobby de groupe mais une appartenance à un fantasme commun : une enfance passée à regarder les mêmes films, à partager les mêmes impossibilités. Ce rêve se résume désormais à une apparition de quelques minutes en chair et en os qui sera photographiée, likée, et deviendra partie prenante de son attirail symbolique sur Facebook. “Comme les portraits de la Renaissance, où les navigateurs se faisaient peindre avec leur compas, la définition du soi passe par les objets dont on se pare, dénués de leur sens premier”, explique Alice Litscher, professeur de communication à l’Institut français de la mode. Mark Gonzales peut enfin ranger ses protège-genoux et boire un verre avec nous. Il était temps.
Alice Pfeiffer
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