Malgré sa mauvaise réputation, le plateau-repas, symbole de la restauration collective, est devenu un sujet photographique récurrent. Une célébration souvent virale du do it yourself-service.
Sous les néons, dans un grand brouhaha, vous poussez votre plateau sur des rails en piétinant au gré des hésitations de votre voisin dans la file. Et vous tentez de faire abstraction des relents de type ‘canalisations bouchées’ pour choisir le plat que vous désignerez à un interlocuteur coiffé d’une charlotte à usage unique. Vous avez peut-être vécu cette scène des dizaines, voire des centaines de fois. Tout comme Benjamin Rondeau, professeur de français dans un collège du Blanc-Mesnil (Seine-Saint-Denis) et photographe amateur.
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Pendant des mois, tous les jours, il a shooté son plateau à la cantine. Soixante-quatre de ces clichés non retouchés sont compilés dans l’ouvrage Self-service, une vie de demi-pensionnaire (éditions du Motel, 2018). Au menu : friands au fromage, parts de gratin, moitiés de pamplemousse et anecdotes potaches sur l’ambiance au réfectoire. Il n’est pas le seul à avoir immortalisé ses repas en compartiments.
Un docu sur l’histoire des plateaux servis dans les avions
En 2016, Nikos Loukas, un habitué des vols long-courrier, lançait le site comparatif Infligh Ffeed, consacré aux services de restauration à bord des compagnies aériennes. Ses photos de plats chauds en barquettes et de salades sous vide marchent très fort sur Instagram. Il en a même fait un objet d’étude. Dans un documentaire dont la sortie est prévue fin 2018, The Inflight Food Trip, il retrace l’histoire des plateaux servis dans les avions depuis leur origine, en 1919. L’année dernière, les images de repas appétissants postées par une jeune femme depuis une maternité de l’île japonaise d’Okinawa sur le réseau Imgur ont été vues par plus d’un million d’internautes !
Présente à tous les stades de la vie, des cantines scolaires à celles des entreprises, et des transports aux hôpitaux, la pitance disposée sur un rectangle en plastique est un emblème de la société de consommation. Jusqu’aux derniers instants. Aux Etats-Unis, les condamnés à mort sont autorisés à commander ce qu’ils souhaitent pour leur ultime repas. En 2013, avec le projet No Seconds (“Pas de deuxième ration”), le photographe Henry Hargreaves a reconstitué leurs dernières volontés : des tartes aux noix de pécan, des assiettes de frites, des glaces à la menthe… avant le grand départ.
Benjamin Rondeau évoque la cantine des Beaux Gosses et la claque reçue par le jeune Antoine Doinel dans Les 400 Coups de François Truffaut, pour avoir croqué dans son pain avant le début du repas
Eric Birlouez, historien et sociologue de l’alimentation, revient sur l’émergence du plateau-repas en Europe, après la Seconde Guerre mondiale, “dans un contexte d’urbanisation croissante”. Pour lui, il symbolise “la nourriture bon marché, industrielle et standardisée”, la “simplification du repas”, et “une alimentation efficace, pratique”, adaptée aux modes de vie en ville. D’ailleurs, le réfectoire est omniprésent dans la culture pop.
Benjamin Rondeau évoque la cantine des Beaux Gosses (Riad Sattouf, 2009), et la claque reçue par le jeune Antoine Doinel (joué par Jean-Pierre Léaud) dans Les 400 Coups de François Truffaut, pour avoir croqué dans son pain avant le début du repas. Cent cinquante-six prises ont été nécessaires pour tourner la scène héroïque du rattrapage de plateau par Peter Parker dans le premier Spider-Man (une réinterprétation à la sauce comics d’un gros poncif de la rencontre amoureuse dans les teen movies).
Des supports à fort potentiel viral
D’autre part, le contour de l’objet plateau est un cadre tout trouvé pour la prise de vue. Et l’agencement des plats a parfois une double vocation ergonomique et visuelle. Charlotte de Beaumont est responsable marketing de la compagnie de location de jets privés PrivateFly : “Sur les avions de plus de huit personnes, une hôtesse réchauffe et sert les repas en suivant un plan de présentation à la lettre.” Résultat ? Des supports à fort potentiel viral. Pour Eric Birlouez, ces mises en scène dans les réseaux sociaux “révèlent l’importance actuelle de l’image de la nourriture, surtout pour les millennials”. Il rappelle qu’autrefois, “le premier critère d’appréciation d’un aliment était l’odeur”. Et constate qu’aujourd’hui, “c’est l’aspect extérieur du mets, son apparence, son design, le jeu des couleurs et des formes”.
La représentation artistique des aliments existe depuis la nuit des temps (dans les détails de La Cène de Vinci ou du Déjeuner sur l’herbe de Manet, par exemple). Et, depuis une quinzaine d’années, la photo culinaire est régulièrement invitée dans des musées tels que le Palais de Tokyo, le Mucem ou les Beaux-Arts de Paris. Eric Birlouez a rédigé deux textes pour l’exposition Food aux Rencontres de la photographie d’Arles 2018. La fascination pour la restauration collective s’inscrit aussi dans le courant du food porn, qui consiste à faire saliver une communauté d’internautes en publiant des images de plats alléchants.
La nourriture de masse est au cœur du travail de nombreux artistes, Warhol et Oldenburg en tête
Martin Parr, figure de l’agence Magnum, a pointé la dimension trash de ce phénomène en shootant des symboles forts de la junk food (des saucisses ruisselantes de gras, des gâteaux aux coloris chimiques). La nourriture de masse est au cœur du travail de nombreux artistes, Warhol et Oldenburg en tête. De son côté, Benjamin Rondeau note un parallèle – non intentionnel – entre ses clichés et le genre de la nature morte. La photographe canadienne Laura Letinsky s’y réfère, elle, très directement.
Ses travaux montrent des tables partiellement débarrassées, recouvertes de nappes froissées constellées de miettes sur lesquelles de la vaisselle sale est empilée. A l’opposé, à l’ère des déjeuners bentos face à son poste de travail et des dîners canapé-table basse avec Netflix, le plateau-repas délimite une véritable zone de confort pour les générations qui ont grandi avec Quick, Flunch et les rires enregistrés sur les vannes échangées dans les cafètes des sitcoms US.
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