Le gouvernement français vient d’annoncer son intention de se prononcer sur la « neutralité » du net. Faut-il avoir peur ? Comment protéger ce qui reste aujourd’hui encore le fondement du net ?
Préserver le caractère libre et foutraque d’Internet. Veiller à ce que ses portes restent ouvertes, sur le pire comme sur le meilleur, des petits chats au porn : telle est la mission sacrée de la neutralité du Net. Ce concept, dont tout le monde parle aujourd’hui mais que personne ne pipe vraiment, pourrait bien être au réseau ce que Tom Hanks est au soldat Ryan : la meilleure façon de sauver ses fesses.
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Car entre tireurs de câbles, pourvoyeurs d’octets et États bégueules qui tentent de dicter ce qui doit ou non atterrir sur nos bidules connectés, Internet est sous une rafale de tirs dans laquelle il risque bien de laisser sa peau. L’hémorragie est déjà en cours et nous sommes les premiers à trinquer : Internet mobile tronqué, forfaits de salon menacés, abonnés à Free privés de YouTube le soir… Les exemples ne manquent pas et titillent d’un même coup les politiques : faut-il ou non agir en protégeant par une loi ce principe au fondement même d’Internet ?
« Le simple fait de refuser la censure privée »
En France, le gouvernement vient de trancher par l’affirmative : la neutralité du Net aura les honneurs législatifs début 2014. Reste à savoir ce qu’on entend par là. Et comment mettre le tout en musique. Deux points loin d’être tranchés et susceptibles d’aboutir à des résultats contradictoires, tant la portée du principe varie en fonction de celui qui le porte, et surtout de ses intérêts.
Il faut dire que le terme, nébuleux à souhait, ne facilite pas la tâche. Idem pour l’acception communément admise, selon laquelle la neutralité du Net correspond à une absence de discrimination à l’égard de la source, de la destination ou du contenu de l’information transmise sur le réseau. Le pape français de la neutralité, Benjamin Bayart, barbe fournie et cravate Mickey, traduit : “c’est le simple fait de refuser la censure privée”.
Qu’on lâche 35 balles à Orange, Free, SFR, Bouygues ou n’importe quel autre fournisseur d’accès à Internet (FAI), ces derniers doivent nous permettre de consulter mais aussi de créer du contenu en ligne, sans jamais (ou presque) y fourrer leur nez : un Internet 100% neutre est garanti sans additifs ni conservateur.
“C’est le principe de base d’Internet, poursuit Benjamin Bayart, également président de French Data Network, le tout premier opérateur français. Internet. C’est la mise côte à côte de plusieurs réseaux connectés entre eux : forcément, chacun se retrouve à un moment à transporter les données d’un autre. Ça ne peut marcher que si personne ne regarde ce qui passe dans ses tuyaux.”
Seuls la loi, en amont, et l’internaute, en aval, sont censés pouvoir décider ce qui doit ou non s’afficher sur les écrans. Mais dans la réalité, ça se gâte : “De fait, aujourd’hui, Internet n’est pas neutre”, concède le spécialiste du réseau. En Europe, “plus de la moitié des États membres ont des offres d’accès restreintes”, complète Jérémie Zimmermann, le porte-parole de l’association La Quadrature du Net, qui liste ces limitations sur le site Respectmynet.eu.
Filtrage, blocage, censure…
Skype persona non grata, échange peer-to-peer bannis… Les exemples font aujourd’hui florès sur les forfaits mobiles et menacent de s’étendre aux abonnements de salon. Des pratiques de filtrage, de blocage, de censure, de ralentissement qui se développent et contre lesquelles le droit français ne serait pas assez armé, à en croire le Conseil national du numérique (Cnnum), qui a la lourde tâche de guider le gouvernement sur les autoroutes de l’information. Dans un avis qu’il vient de rendre à l’unanimité, ce comité des sages d’un nouveau genre préconise donc d’inscrire la neutralité du Net dans la loi, puisqu’elle ne protège pas aujourd’hui “suffisamment” la « liberté d’expression ».
Une prise de position remarquable, tant le débat sur la question avait tendance à tourner en rond ces derniers temps. Rapports, conférences, propositions de lois avortées issues de la droite comme de la gauche : en France, le sujet a été mâché et remâché sans que le politique ne prenne vraiment la peine (et le risque) de trancher dans le vif. C’est désormais chose faite : le gouvernement l’assure, la proposition du Cnnum, à portée consultative, ne restera pas lettre morte et la neutralité devrait être l’un des wagons de la grande loi « sur la protection des droits et des libertés sur le numérique », attendue au début de l’année prochaine.
Pour autant, l’enthousiasme n’est pas au rendez-vous. L’initiative est certes jugée plutôt « positive », mais certains défenseurs de la neutralité du Net s’inquiètent des détails de l’avis du Cnnum. Car c’est là, comme on dit, qu’est le diable. Or en matière de neutralité, ce dernier a tendance à souvent se pointer, tant les intérêts en jeu sont nombreux.
« Le contenu est décevant, réagit ainsi Jérémie Zimmermann, il ne propose pas une mise en œuvre de la neutralité du Net, avec la définition de sanctions et d’infractions.”
Autre point d’achoppement pour le porte-parole de La Quadrature du Net : la volonté du Cnnum d’étendre la neutralité du Net aux fournisseurs de “services”. En clair, aux côtés d’Orange, Free et compagnie, les géants américains devront eux aussi veiller à respecter la liberté d’expression sur leurs pages. Là encore, si l’idée est louable (Facebook n’est pas le dernier à censurer dès qu’un téton pointe le bout de son nez) la méthode elle, laisse à désirer : « Ce sont des problématiques qui doivent être prises à bras le corps et je doute qu’un seul texte puisse les règler ! C’est comme prendre un seul outil pour buter 14 tyrannosaures ! »
Le risque d’un Internet saucissonné
Pour l’association militante, cette dispersion serait aussi une manière de ne pas trop taper sur les FAI. Elle n’est pas la seule à le penser, beaucoup s’attendent déjà à un défilé des VRP des tuyaux dans les cabinets. Et tous se posent cette même question : combien pèseront les opérateurs dans la balance des tractations qui aboutiront au projet de loi ?
Une chose est sûre, ce débat a le don de prodigieusement les agacer. Et s’ils se disent tous favorables à un “Internet libre”, ils revendiquent en même temps le droit à une certaine “flexibilité”, pour reprendre le vocable made in Orange, dans la gestion de leur trafic et de leurs offres. Selon eux, l’explosion des usages numériques, en particulier sur des services très gourmands en octets (streaming vidéo, jeux vidéo en ligne…) justifie quelques entorses au modèle historique du Net. Un argumentaire qu’ils s’échinent à déployer partout en Europe, avec succès : après avoir longtemps soufflé le chaud et le froid sur la neutralité du Net, la commissaire européenne en charge de dossiers numériques semble par exemple avoir choisi son camp. De façon radicale : le 16 janvier dernier, Neelie Kroes déclarait dans Libération être favorable “à des offres internet limitées, plus différenciées, éventuellement pour un prix moins élevé”.
Traduisez par là des forfaits certes moins chers, mais aussi très allégés : un pack spécial mails, un autre pour les hardcore gamers, un autre encore pour les amateurs de séries… Bref, de l’Internet saucissonné, dont la version complète nécessitera de pouvoir y mettre le prix. Un scénario qui a déjà cours dans les foyers anglais et qui a tout pour raviver la menace d’une prochaine fin de l’Internet illimité, sur laquelle fantasment de nombreux opérateurs français.
“Mon attention est sur les citoyens”, nous assure néanmoins Neelie Kroes par mail, balayant d’un revers de main l’éventualité d’une relation complaisante avec les télécoms, qualifiée d’“absurde”. Quant aux offres différenciées, impossible d’en savoir plus.
« Pas d’offres différenciées », garantit Fleur Pellerin
A ce sujet, le cabinet de la ministre de l’Economie numérique, Fleur Pellerin, garantit ne pas jouer sur le même terrain. “Pas d’offres différenciées, ni de fin d’Internet illimité tant que nous sommes là.” Pour autant, le ministère n’est pas non plus complètement insensibles aux charmes des FAI. Au contraire, Orange, Free et compagnie sont plutôt en odeur de sainteté auprès du ministère, qui ne s’en cache d’ailleurs pas :
“Ce n’est pas un scoop ! nous lâche-t-on du côté de Bercy. Oui, les FAI ont l’oreille du ministère, car il est important aujourd’hui d’avoir des champions français dans le numérique et les télécoms !”
Ces intérêts industriels et financiers, susceptibles d’être écornés par une protection stricte de la neutralité du Net, pèsent évidemment lourds face aux belles (mais contraignantes) promesses de liberté. Particulièrement quand l’économie est souffreteuse. Bien conscients de ce principe de réalité, beaucoup redoutent que la bienveillance du pouvoir à l’égard des opérateurs ne se solde par un grignotage intensif de la neutralité du Net, qui la viderait de son sens.
Une chose est sûre : cette neutralité fera forcément l’objet d’aménagements, âprement négociés. À peine son inscription dans la loi a-t-elle été confirmée, à la suite de l’annonce du Cnnum, que déjà était fait mention des “exceptions” à venir. A cette occasion, Fleur Pellerin s’est lancée dans une opération de déminage express, s’empressant de déclarer qu’il était « important de ne pas ignorer les inquiétudes des opérateurs ».
Ces derniers mois, la ministre n’a pas fait mystère de son soutien au secteur, notamment dans la guerre qui l’oppose, dans les entrailles du réseau, aux géants du Net. Les FAI cherchent ainsi à les faire raquer pour la connexion à leur tuyauterie, jugeant leurs données encombrantes donc coûteuses. Ces derniers rétorquent qu’ils contribuent déjà aux infrastructures du Net et que si les opérateurs ont des clients, ce n’est pas pour zyeuter leurs beaux câbles, mais ce qui circule à l’intérieur. Un bras de fer réticulaire qui oppose notamment Google et Free depuis des mois, et dont les abonnés à l’opérateur sont les victimes collatérales : c’est pour cette raison que YouTube rame le soir ou que, début janvier, la pub a disparu de l’écran de tous les Freenautes. Deux altérations nettes du réseau, que Fleur Pellerin condamne pour la forme, et les manières de mauvais garçon du trublion du secteur, tout en étant alignée sur le fond.
Jusqu’où peut aller l’idylle telco-politique ? Pour Benjamin Bayart, la question qui se pose aujourd’hui est simple : « Peut-on accepter des cas de censure privée pour des motifs économiques ? » Et de conclure : « la réponse est non ». Pour le moment, le pouvoir ne tranche ni dans un sens, ni dans l’autre, indiquant attendre les conclusions de l’analyse juridique des services de la Garde des Sceaux, chargés de copiloter, aux côtés de Fleur Pellerin et de Manuel Valls à l’Intérieur, le projet de loi sur les libertés numériques. Plusieurs sources gouvernementales laissent déjà entendre que seul l’esprit de l’avis du Cnnum sera repris, et pas davantage.
En clair, tout reste encore à faire. “Il faudra donc être extrêmement vigilants”, commente Jérémie Zimmermann, notamment “au Parlement, où ça va se jouer”. “Car si c’est pour inscrire dans la loi un principe criblé de trous, soupire le militant, mieux vaut ne rien faire du tout”.
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