Le documentariste Christophe Otzenberger avait réalisé quelques films marquants, dont son premier, culte, La conquête de Clichy. Attaché au cinéma direct, il ne cessa de témoigner des violences du monde social.
Le monde du documentaire vient de perdre l’une de ses figures les plus vives et les plus attachantes : le cinéaste Christophe Otzenberger, né en 1961, est mort des suites d’un cancer contre lequel il se battait depuis trois ans. “Quand ils l’avaient diagnostiqué, les médecins ne lui avait donné que quelques mois à vivre, c’est dire la rage du personnage“, témoigne l’un de ses amis Rémi Lainé. Ce dernier, documentariste lui aussi, parle de “notre“ Otzenberger “car si c’était un de mes proches, c’était surtout une sorte de rock-star dans notre profession“.
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Une grande douceur, cachée dans un écrin de révolte
Caractère bouillonnant, voire sanguin, il était surtout d’une grande douceur, cachée dans un écrin de révolte. Son premier coup de force, qui marqua son entrée dans la famille du cinéma direct, fut en 1994 l’un des plus grands films jamais réalisés sur une campagne électorale : La conquête de Clichy, chronique éloquente et édifiante du duel aux cantonales de Clichy entre le RPR Didier Schuller, directeur général de l’Office départemental des HLM, et le maire socialiste Gilles Catoire. C’était il y a un siècle, Schuller est passé aux oubliettes depuis, mais le film reste un document inégalé sur le pouvoir local, sur l’énergie du militantisme, sur le cynisme des politiques, sur la manière dont la politique se transforme en cirque risible, avec un Schuller en bête de foire, capable de tout, non seulement de promettre tout et n’importe quoi à ses administrés, mais aussi faire de le pitre dans des banquets de campagne.
Avec ce premier film notoire, Christophe Otzenberger inventa un style vibrant, lui-même inspiré de la tradition du cinéma direct, dont Raymond Depardon est resté la figure tutélaire en France. Très vite après La Conquête de Clichy, il réalisa deux autres films, moins connus, mais tout aussi intenses dans l’attention portée aux individus qu’il filme et à leur fragilité dans une société de moins en moins protectrice pour les exclus. Une journée chez ma tante (1996) s’attarde sur la vie quotidienne et le fonctionnement du « Crédit municipal de Paris », plus communément appelé « Le Mont-de-Piété » : une institution ancienne dont la principale activité reste le prêt sur gage. A travers cette chronique âpre et drôle, la peur du déclassement se dévoile, sans masques, sans détours, avec une grande puissance d’incarnation. Le cinéaste saisit en douceur les visages d’une société française en déroute.
Délaissant le cinéma direct, il se déplace vers un cinéma plus frontalement militant et didactique
Dans le film suivant, La force du poignet (1997), Otzenberger s’attache à la vie d’une femme de 50 ans, Eliane, voyageur-représentant, qui pour sortir de la misère a acheté un portefeuille de clients à un VRP aguerri ; elle réapprend à travailler, à s’accrocher comme elle peut à sa survie, sur les routes hostiles de France. A la force du poignet. En 1998, Otzenberger poursuit et achève ce cycle de films sociaux avec Fragments sur la misère, film plus raide, sombre, provocateur et dérangeant. Délaissant le cinéma direct, il se déplace vers un cinéma plus frontalement militant et didactique, s’interrogeant sur les raisons de l’acceptation collective de l’exclusion sociale.
La puissance du film réside dans un face-à-face entre un cinéaste en colère et des citoyens insensibles dans la rue face à des exclus, dans ce décalage entre un réalisateur indigné et des gens qui se satisfont de la réalité sociale. “Mais comment on peut se blinder face à la misère ?”, ne cesse de demander Otzenberger à tous ceux qu’il croise. Son procédé – interpeller les gens, sans leur demander leur permission, les acculer à des aveux, face à la caméra - a dérangé à l’époque. Pourtant, comme il nous l’avouait lui-même, “la soumission à la misère doit susciter la révolte. Soit on ferme les yeux, soit on se révolte.” Il voulait bien reconnaître se situer “dans une sorte d’indignation adolescente”. “Je l’assume, mais je ne peux pas me satisfaire de ce monde, de cette acceptation collective de la misère, de ce processus de banalisation de l’injustice sociale.”
Une dépendance à l’alcool
Ce sentiment de révolte et ce refus de s’accommoder des règles du monde contemporain a traversé tout son travail, jusqu’à son dernier film Toute ma vie, j’ai rêvé (1994), comme s’il tenait encore à activer la part d’utopie tapie en chacun des individus, même les plus affaiblis. Entre temps, il s’était aussi essayé à des films plus intimes, en évoquant sa dépendance à l’alcool (Voyage au cœur de l’alcool(isme, en 2011). Il avait aussi exploré, non sans talent, le territoire de la fiction dans Itinéraires (2006).
Il reste aujourd’hui à revoir ces quelques films cinglants. Il reste aussi, peut-être, le regret d’une œuvre inachevée, tant son regard généreux et son goût du partage promettaient d’autres films, absents. Par-delà ses secrets, ses sentiments mélancoliques et ses motifs de révolte, Christophe Otzenberger a marqué une génération de documentaristes par sa façon de se poser là, de s’imposer, au cœur du monde réel, de faire face aux traces les plus violentes de sa marche, pour sinon en conjurer les effets, du moins en diagnostiquer l’intensité. Ce fut cela sa conquête à lui. Elle ne fut pas rien.
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