Le luxe commence à repenser son offre en faveur des personnes en “handies”. Volonté sincère d’“inclusivité” ou geste de bonne conscience ?
Pendant son adolescence, Stephanie Thomas développait une passion sans bornes pour la mode et une connaissance quasi encyclopédique de chaque tendance. Pourtant, lors de ses expérimentations stylistiques, elle devait faire face à quelques complications. La jeune femme américaine, née avec plusieurs phalanges et orteils manquants, était toujours confrontée à un choix très limité de chaussures et tenues.
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Pendant sa dernière année de lycée, à la vue d’un chemisier dont elle ne pouvait pas boutonner l’emmanchure, son futur s’est dessiné devant elle : elle voulait “offrir des solutions dignes, élégantes et autonomes”, comme elle l’a décrit lors d’un Ted Talk au sujet de sa profession. Bref, devenir styliste spécialisée dans les handicaps. Elle a aujourd’hui fondé sa propre plate-forme, Cur8table (mot-valise entre “curate” – mettre en scène – et “cure” – guérir), dédiée à la mode pour les personnes en situation de handicap. “C’est le plus grand marché ignoré… L’offre pour les animaux de compagnie est bien plus développée !”, s’exclame-t-elle.
Une mode également appelée adaptive wear
Ainsi, depuis 2009, elle s’affaire à réaliser des vidéos et conseils de stylisme, s’évertue à faire découvrir à son public des labels comme Chairmelotte, qui propose de la “wheelchair couture” (haute couture pour personne en fauteuil), ou Slick Chicks, de la lingerie fine qui peut être enfilée en position assise.
Cette mode dite “adaptive wear” (ou mode “adaptable” ou “modulable”) est mise en évidence quand, en 2017, Tommy Hilfiger lance une ligne, Tommy Adaptive, qui propose une déclinaison de ses pièces phare, repensées pour tous genres de portés : équipées d’élastiques ou d’aimants, utilisant des bandes Velcro plutôt que des boutons ou des nœuds, ou encore adaptées à un porté assis qui remonterait plus haut et pouvant ainsi être enfilées en tenant compte de mouvements de bras limités.
En 2016 déjà, la maison américaine collaborait à Runway of Dreams, un podium et une collection pour enfants handicapés. Mais Tommy Hilfiger n’est pas la première marque à s’intéresser à ce problème. Après des pièces conçues par la styliste américaine Eileen Fisher, des solutions et réglages pour tous genres de portés, le géant américain Target (en quelque sorte le Carrefour américain) lance à son tour une ligne à destination des enfants autistes.
L’université américaine Parsons School of Design, par laquelle sont notamment passés Marc Jacobs ou Tom Ford, collabore de près avec l’Open Style Lab, une organisation dédiée au développement de mode pour personnes ayant tous genres de handicaps – dits “handi” dans les milieux militants, pour trouver une terminologie moins stigmatisante.
Vers un militantisme intersectionnel
Autant d’initiatives liées à une autre prise de conscience : le marché potentiel considérable qui peut ainsi être touché. Ce que l’on appelle parfois le purple dollar ou purple pound (à la façon du pink dollar pour le marché LGBT) représente, selon le Center for Disease Control and Prevention, pas moins de 22 % des Américains, soit 53 millions de personnes aux Etats-Unis, 11,9 millions en Angleterre… et un marché global potentiel estimé à 8 milliards de dollars. Peu étonnant donc que le New York Times déclare qu’il s’agit de “la prochaine frontière de la mode”.
“Les personnes handies font face à un nombre incroyable d’injonctions”
Au-delà de cette simple vision d’un marché juteux à conquérir, cette mode est aussi le résultat d’une prise de conscience égalitaire et d’une oppression trop souvent ignorée. “Les personnes handies font face à un nombre incroyable d’injonctions, dont, notamment, l’idée qu’elles devraient être dépossédées de leurs choix, ne pas choisir l’heure à laquelle elles se lèvent, ne pas avoir de considération vestimentaire autre que pratique, ne pas avoir le droit de gérer leur propre vie et leurs choix les plus intimes”, dit Zig Blanquer.
Ce militant français a importé le mot “validisme” en France – soit la préconception que le corps sans handicap serait la norme, et de surcroît un état plus enviable, chanceux, beau. De fait, la société entière – les villes, l’expérience d’achat, la visibilité – est construite autour de normes dites validistes.
La lutte s’inscrit dans une démarche plus vaste
Ce corps sain serait, en somme, une construction culturelle et capitaliste, “qui descend directement de la logique néolibérale et de l’industrialisation des villes”, dixit Sarah Heussaff, travailleuse culturelle, chercheuse, auteure et commissaire française qui lutte autour des questions de validisme, tout en en déconstruisant ses mécanismes sous-jacents.
“L’idée d’esprit sain dans un corps sain est poussée par un souci d’efficacité des corps et de rentabilité physique, d’un humain calculé comme une machine, comme s’il y avait une seule façon d’être valorisé, bankable.”
La lutte s’inscrit dans une démarche plus vaste, qui vise à démonter la notion de handicap comme malheureuse et inférieure : “On évite des expressions comme : ‘frappé par un handicap’, ‘cloué à son fauteuil’, ‘malheureusement atteint par la maladie’.”
Ce questionnement gagne différentes sphères de la société. Le collectif non mixte CLHEE (Collectif lutte et handicaps pour l’égalité et l’émancipation) œuvre notamment pour la désinstitutionnalisation des personnes “handies” (et donc la fin de leur placement en structures dites “spécialisées”) et lutte contre la stigmatisation et la fétichisation (lire ici leur manifeste).
Hiérarchiser davantage la société tout en mimant un progrès social
L’EHESS (Ecole des hautes études en sciences sociales) propose désormais des disability studies. Le festival culturel Afro Punk en a fait une de ses valeurs phare l’année dernière, aux côtés de son combat contre le racisme, l’homophobie, la transphobie et le sexisme.
Toujours fin 2017, la marque queer et militante américaine Wildfang ajoute à ses égéries une personne en fauteuil car “le féminisme doit être intersectionnel ou il ne vaut rien. Si on veut faire une marque réellement inclusive, on doit prendre en compte non seulement tous les genres et les couleurs mais aussi tous les handicaps”, dit sa fondatrice, la créatrice Emma McIlroy.
Pour l’industrie de la mode, la question de la visibilité est plus épineuse qu’elle peut le sembler. Car, en plus de produire des vêtements, elle soutient bien sûr aussi leur enrobage symbolique. Et, de ce fait, consolide souvent un idéal fantasmé visé par celui de la clientèle, qui appuie des normes patriarcales, jeunistes, minces, valides, la vision révée d’un corps tout-puissant qui défierait toute attente classique.
L’inclusivité dans la mode a, comme le démontre Mona Chollet dans son œuvre Beauté fatale – Les nouveaux visages d’une aliénation féminine (éd. Zones), pour but de hiérarchiser davantage la société tout en mimant un progrès social.
Des “handies” comme faire-valoir
Les quelques apparitions de corps minorés sont souvent des “tokens”, des faire-valoir, sortes d’espaces fétichisés mais jamais égalés, au milieu de corps “nobles”. Chollet y détecte une démarche quasi coloniale envers ces corps “autres”, “une volonté de civiliser les corps autochtones et guérir les corps dégénérés”, comme elle l’écrit dans son livre.
Les exemples ne manquent pas : on peut penser à Alexander McQueen qui fait défiler Aimee Mullins, actrice et athlète amputée des deux jambes ; à Benetton qui choisit d’afficher un mannequin trisomique ; à Diesel qui élit comme égérie Jillian Mercado, atteinte de dystrophie musculaire.
Le tout (et c’est là où le bât blesse) sans proposer de vêtements destinés aux personnes montrées dans une volonté de pseudo-bonne conscience. On pense également à la couverture récente d’Interview Magazine, montrant Kylie Jenner sur une chaise roulante, censée symboliser les limitations quotidiennes de sa vie de célébrité – “alors que pour une personne handie la chaise représente justement la liberté”, comme le précise Karin Hitselberger, bloggeuse spécialisée dans les questions de validisme.
“Lorsque vous placez une personne handie dans un environnement valide, il se crée un rapport douteux à l’exotisation, à l’érotisation, un rapport de quota qui ne demande jamais la parole aux personnes concernées et qui conforte les personnes valides dans leur position dominante, souligne Zig Blanquer. Tant que ces lignes ne sont pas dirigées et pensées pour et surtout par des personnes handies, une véritable évolution est encore loin.”
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