Dans un texte publié sur “Medium”, le créateur Kerby Jean-Raymond a dressé le constat amer du manque d’inclusivité des afro-descendants dans l’industrie de la mode, malgré les efforts de celle-ci.
“L’hommage sans empathie et représentation est de l’appropriation. En copiant notre culture tout en nous excluant, vous prouvez que vous nous voyez seulement comme une tendance.” C’est avec cette phrase coup de poing que, le 1er octobre, le designer d’origine haïtienne Kerby Jean-Raymond, créateur de la marque new-yorkaise Pyer Moss, a conclu un essai sur l’éternel manque d’inclusivité des noirs et l’appropriation culturelle dans le milieu de la mode.
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Le créateur chouchou d’Anna Wintour, dont les derniers défilés sont des hommages à la communauté afro-américaine, relance donc cette conversation. Pourtant on aurait pu croire qu’elle est devenue aujourd’hui obsolète, le secteur ayant montré une certaine volonté d’inclure les afro-descendants dans l’industrie ces derniers mois.
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Des initiatives sincères ?
Même si certain.e.s créateur.ices afro-descendants sont installés depuis plusieurs années comme Grace Wales Bonner, Martine Rose, ou encore Virgil Abloh, ces dernières saisons ont laissé place à de nombreux créateurs afro-descendants, qui ont joui d’une ascension fulgurante.
Le 4 septembre, le LVMH Prize, prix organisé par le groupe de luxe, récompensant la jeune création, a pour la première fois sacré un designer africain, le sud-africain Thebe Magugu. En mai dernier, LVMH (encore) annonce le lancement de Fenty, marque de luxe spécialement créée par et pour la femme d’affaires, Rihanna. En juillet, c’est la marque streetwear Reebok qui confie sa section tendances à Kerby Jean-Raymond.
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Certaines marques traditionnelles prennent des initiatives inédites. Chanel a embauché une responsable de l’inclusion et de la diversité. De son côté, la maison italienne Prada a créé un conseil en diversité en mars 2019, constitué notamment de la réalisatrice Ava DuVernay et de l’artiste Theaster Gates. Mais il semblerait que ces postes aient été créés en priorité pour éviter de futures polémiques, plutôt que de promouvoir l’inclusivité. Celui de Prada ayant vu jour après que la maison a lancé une collection de porte-clés « blackfaces », en novembre 2018.
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Selon Caryn Franklin, professeure de diversité à la Kingston School of Art et Londres et ancienne journaliste pour le magazine i-D, ces initiatives sont certes, annonciatrices d’un changement, mais la question est de savoir quelle en est la motivation réelle : “C’est le début d’une conversation qui doit prendre de l’ampleur dans les marques de luxe. Elles prennent enfin conscience de leur responsabilité sociale. Mais ne devraient-elles pas plutôt se centrer sur les histoires et expériences de personnes racisées afin de progresser ?” Des expériences à prendre en compte et à partager pour plus de diversité, et ceci, dans tous les secteurs.
De la diversité visible à l’inclusivité réelle
La diversité dans la mode est souvent résumée à la présence de mannequins non-blancs sur les podiums lors du mois de la mode – celui-ci étant le pan le plus visible. Selon The Fashion Spot, qui recense chaque saison le taux de mannequins racisés vu sur les podiums, la dernière fashion week de New York a été plus inclusive que jamais. Puisque 46,8 % des modèles étaient non-blancs. Un chiffre inédit, certes, mais qui ne démontre pas forcément de la bonne volonté de tous les créateurs.
Selon Ashley Chew, mannequin et fondatrice de Black Models Matter, mouvement de défense des mannequins noirs, cela s’apparente plus à une tendance qu’à une réelle volonté d’inclure : “Les designers racisés nous représentent. Mais les autres n’ont pas encore compris comment faire, raconte l’activiste. Je me demande si la diversité n’est pas juste une tendance. Beaucoup d’entre eux se disent que mettre un mannequin sur leur podium fait de leur marque une marque « diverse ».”
Dans les coulisses, la réalité est plus compliquée. Un semblant d’inclusivité est là sur la forme, mais pas sur le fond. “La question du maquillage et des cheveux est toujours épineuse dans les défilés”, continue Ashley Chew. Si l’on compte de plus en plus de mannequins noirs dans les rangs, la plupart d’entre elles sont contraintes de se coiffer et maquiller elles-mêmes dans les coulisses des défilés à la différence de leurs homologues blanches. Les professionnels n’ayant pas été formés pour. Ou alors, n’ayant aucune volonté de l’être.
La presse mode n’est pas épargnée
Et la presse dans tout ça ? L’arrivée du styliste Edward Enninful à la tête de l’édition anglaise du magazine Vogue en août 2017 a bouleversé les codes élitistes du média phare de Condé Nast. En seulement deux ans, il a instauré une dose d’inclusivité encore jamais vue ailleurs.
Pour son premier numéro, il met en couverture Rihanna en septembre 2018, première femme noire à être le visage du numéro le plus important de l’année. D’autres visages noirs s’y succèdent, comme Naomi Campbell, Adwoa Aboah, ou encore plus récemment le top model Jourdan Dunn. Depuis son arrivée, sur quatorze numéros sortis, sept femmes noires ont posé en couverture du magazine.
À titre de comparaison, son homologue outre-Manche Vogue Paris a mis deux top models noires en couverture ces deux dernières années : Naomi Campbell en septembre 2018, et Adut Akech, en avril 2019. Mais ces deux numéros ont eu trois couvertures différentes, avec des mannequins blanches, en plus des tops afro-descendants.
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Pour en revenir au magazine anglais, son inclusivité ne se limite pas à sa couverture, partie visible de l’iceberg. Lorsqu’Edward Enninful prend les rênes de cette rédaction entièrement composée de personnes blanches, il en remplace une partie par des journalistes, chroniqueurs ou encore stylistes issus de la diversité. Le contenu éditorial s’en est également ressenti. Pour le mois de septembre 2019, il invite la duchesse de Sussex Meghan Markle comme corédactrice en chef du magazine, qui en a elle-même profité pour mettre en lumière des individus aux parcours et récits divers, notamment l’autrice nigériane Chimamanda Ngozi Adichie, ou encore l’activiste Sinead Burke. Outre-Atlantique, le magazine Teen Vogue – avec sa rédactrice en chef noire Lindsay Peoples Wagner – est également un exemple de média inclusif pour les afro-descendants, à l’intérieur de chaque numéro comme à l’intérieur de la rédaction.
Faudrait-il plus d’afro-descendants à des postes à responsabilités pour que leur inclusivité soit réelle ? La réponse est évidemment oui selon la créatrice du collectif Black Models Matters : “Si l’on prend l’exemple de Kerby Jean-Raymond, il embauche des personnes racisées dans son équipe, même sa directrice de casting est une femme noire. Il crée des opportunités.”
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