Le 11 juillet, la ministre Aurélie Filippetti a annoncé un « moratoire complet » sur le projet de la Maison de l’Histoire de France. L’historien Patrick Garcia revient sur la suspension de ce qui devait être l’emblème culturel du quinquennat de Nicolas Sarkozy et sur le rapport singulier qu’a entretenu l’ex-Président avec l’Histoire de France.
Que pensez-vous de la décision de la ministre de la Culture d’instaurer « un moratoire » sur le projet de la Maison de l’Histoire de France décidé en 2010 par Nicolas Sarkozy ?
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P.G : C’est une idée raisonnable vu l’ensemble des réticences et oppositions qu’avait soulevé le projet dans la communauté historienne. Prendre le temps de la réflexion est donc une décision sage. Et mettre en avant des motifs financiers, comme le fait la ministre, ne me paraît pas, dans la période actuelle, déraisonnable. Cela dit, il y a évidemment des raisons à ce gel qui dépassent les simples motifs financiers. C’est ce que Pierre Nora appelait le « péché originel » en expliquant que l’annonce de la maison était intimement liée au débat autour de l’identité nationale. Cela a suscité une réaction négative de la part de nombreux historiens qui ont exprimé parfois des réserves, le plus souvent un refus, à s’impliquer dans un tel projet pour ne pas accréditer ce pseudo débat. Il y avait également un problème de localisation, le président Sarkozy ayant décidé d’installer le projet au sein des bâtiments des Archives nationales. Enfin ceux des historiens comme Pascal Ory et Etienne François, qui ont accepté en dépit de leurs réticences de participer au conseil scientifique, ont de leur côté remis en question la vision « pauvrement traditionnelle » de l’Histoire qui était proposée.
Georges Pompidou a eu Beaubourg, Valéry Giscard d’Estaing le Musée d’Orsay, François Mitterrand sa bibliothèque, Jacques Chirac le musée du Quai Branly. Nicolas Sarkozy sera-t-il le seul à ne pas laisser sa marque dans le paysage urbain parisien ?
L’habitude de marquer le paysage urbain et particulièrement celui de la capitale relève de l’héritage monarchique tel qu’il est repris et reconfiguré par la Vème République. L’absence d’empreinte Nicolas Sarkozy en ce domaine me semble principalement liée à deux facteurs : d’une part le contexte économique et d’autre part le quinquennat qui raccourcit le tempo de l’action présidentielle.
Êtes-vous d’accord quand Pierre Nora affirme que « Nicolas Sarkozy n’a pas eu de chance avec l’histoire et le passé de la France » ?
On peut le dire ainsi. C’est sans doute le président qui a fait les plus nombreuses références à l’Histoire et qui a essayé d’avoir les gestes historiques les plus nombreux. Cela commence dans ses discours de campagne où l’Histoire occupe une place centrale. Il adopte alors une position de rupture avec Jacques Chirac : face à l’affirmation d’une « mémoire partagée » il oppose une posture de non repentance. C’est un axe important de sa campagne qui vise à rallier les secteurs de la population pour lesquels tout retour sur les drames du passé national est perçu comme une violence faite à la France et à eux-mêmes.
Après son investiture, il a immédiatement rendu hommage aux jeunes assassinés par les nazis à la Cascade du bois de Boulogne puis il a imposé la lecture de la lettre de Guy Môquet par les enseignants. Même si la proposition a, dans un premier temps, séduit certaines personnes qui estimait que la Résistance avait été trop mise de côté depuis 1995, elle n’a pas fonctionné. Le dossier était bâclé et flou. Mais surtout ce qui a conduit beaucoup d’enseignants à refuser de lire sa lettre c’était le fait que l’on préconise une lecture décontextualisée valorisant en définitive son seul côté émotionnel. Le second cafouillage survient avec le projet d’adoption par les élèves du primaire d’un enfant victime de la Shoah. Mais pouvait-on charger des enfants si jeunes d’un tel fardeau ? En ce domaine encore il s’agissait d’une approche purement émotionnelle.
Pour couronner les malheurs de Sarkozy, on peut rappeler qu’il a eu l’idée de deux panthéonisations, celles d’Albert Camus et de Marc Bloch et que les deux familles ont refusées qu’il procède à celles-ci. Le fondement de sa politique historique était de réenchanter le roman national. Cela n’a pas marché.
Comment se distingue-t-il des anciens présidents ?
J’ai classé, dans un ouvrage à paraître, les présidents de la Vème en trois couples. Le premier, composé par De Gaulle et Mitterrand je l’appelle « l’histoire de plein pied ». Il s’agit de présidents qui se lisent dans l’histoire. Enfants déjà, ils anticipent le rôle que l’Histoire doit leur donner et l’Histoire leur sert de cap pour faire de la politique. Elle est une ressource. Pour eux il y a, ce qu’on pourrait appeler, une « héroïcité naturelle » de la France.
Puis on a deux autres présidents : Georges Pompidou et Valéry Giscard d’Estaing que j’ai qualifié de présidents futuristes voir hyper-futuriste pour le second. L’histoire pour eux tient d’abord du mythe et cette mythologie empêche les Français d’être à l’heure de leur temps. Il s’agit donc de libérer les Français d’une histoire non plus ressource, comme précédemment, mais conçue comme un fardeau, une entrave. C’est pourquoi Valéry Giscard D’Estaing supprime la commémoration du 8 mai 1945 et considère que l’histoire est d’abord l’affaire des historiens.
Enfin, au risque de surprendre, j’associe les deux derniers présidents. Car à partir de l’arrivée de Jacques Chirac, se pose la question d’une nouvelle gestion de l’histoire nationale imposée par le contexte de la globalisation et la généralisation des retours critiques sur les passés nationaux au nom de valeurs communes pensées comme universelles. Les deux présidents adoptent à cet égard deux stratégies différentes, qui échoueront toutes deux à faire véritablement cohérence. La stratégie de Chirac, qui s’engage à partir du discours du Vel’ d’Hiv’ le 16 juillet 1995, s’inscrit dans l’idée de la construction d’une mémoire partagée dont le fondement est la reconnaissance, y compris celles des crimes de la France. De façon diamétralement opposée, Nicolas Sarkozy a fait du thème de l’anti-repentance l’axe directeur de son message sur l’Histoire. Même si elles s’opposent, les deux stratégies essaient de recomposer un discours sur la nation dans un contexte globalisé.
Quel doit-être le rôle des Présidents face à l’histoire ?
La constitution de la Vème République pose en son principe la question de l’incarnation de la France par le Président. Ce qui n’était pas le cas de la tradition républicaine antérieure. On est dans la reprise de l’héritage monarchique : le Président de la République assure la continuité de l’histoire nationale. Il devient le locuteur de son Histoire, ce qui va se retrouver dans les discours commémoratifs.
Est-il légitime que les politiques prennent position sur l’Histoire ?
Oui. Évidemment. Ce sont les élus de la nation et ils ont le droit de parler d’Histoire. Il y a une attente à cet égard. C’est un usage ordinaire et légitime. Là où le bât blesse, c’est dans le cas où les élus, le Président ou l’Assemblée, disent aux historiens ou aux enseignants ce qu’est l’Histoire. C’est la ligne jaune qu’ont franchi les députés de l’ancienne majorité en 2005 quand ils ont affirmé avec l‘article 4 de la loi de février qu’il fallait enseigner « le rôle positif de la colonisation française ». On est alors dans la transgression car ce n’est pas aux députés de dire ce qu’on doit enseigner. Jamais l’Assemblée Nationale n’a voté le contenu des programmes. Elle vote le budget, les horaires, mais le contenu des programmes est confié à des spécialistes qui le définissent en lien avec la communauté historienne. Vous vous imaginez changer d’Histoire à chaque fois qu’on change d’Assemblée ?
En 2005, vous affirmiez qu’une « crise historique » était en cours. Qu’en est-il sept ans après selon vous ?
Il me semble que nous ne sommes pas sortis de cette crise. Nous sommes toujours dans la même question, qui renvoie à ce que nous sommes, nous Français, dans le monde aujourd’hui et dans l’Europe. Mais nous ne sommes pas le seul pays à être confronté à cette crise, il suffit d’observer les scores de l’extrême droite un peu partout en Europe. Mais c’est particulièrement difficile pour la France, ancienne puissance impériale. La nostalgie d’empire – qui renvoie autant aux possessions perdues qu’au rôle mondial de la France en tant que très grande puissance – est toujours présente.
Comment sortir de cette crise ?
On parle beaucoup d’histoire plurielle, mais je ne l’ai pas encore vue mise en oeuvre. Mais il faudrait pour le moins que l’on sorte de cette image où le « Français-type » est un rural, fils d’un Corrézien et d’une l’Auvergnate. Il faudrait notamment que la France parvienne à se penser comme un pays d’immigration et fasse sienne une histoire qui, comme toutes les histoires nationales, est complexe faite à la fois moments glorieux mais aussi d’autres qui ne le sont pas.
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