Après l’assassinat du journaliste d’investigation slovaque Ján Kuciak et de sa compagne Martina Kusnirova le 26 février, les soupçons se tournent vers la mafia italienne. Le spécialiste de la mafia Fabrice Rizzoli nous explique comment une telle organisation a pu s’étendre jusqu’en Slovaquie.
On la surnomme la Pieuvre. Sa véritable appellation est « ‘Ndrangheta ». Un nom étrange, probablement dérivé du mot grec « andragathía« , héroïsme, vertu. Des valeurs dont les membres de l’organisation livrent une version toute personnelle : la valeur pour les ndranghetistes, c’est avant tout les liens du sang. Et l’héroïsme, la vendetta.
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Est-ce cette dernière qui a coûté la vie à Ján Kuciak ? Retrouvé assassiné à son domicile, aux côtés de sa compagne Martina Kusnirova, le journaliste slovaque enquêtait sur une affaire de corruption, impliquant des membres de la mafia et des dirigeants slovaques, parmi lesquels l’actuel Premier ministre Robert Fico. Dans son dernier article, qui restera toujours inachevé mais dont le brouillon a été publié par le site Aktuality, il présente la Slovaquie comme une « seconde maison » pour les mafieux italiens, venus se réfugier dans le pays pour fuir la justice italienne.
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Une organisation ancienne et puissante
Originaire de la région de Calabre, dans le Sud de l’Italie, l’organisation mafieuse Ndrangheta a toujours été plus discrète que sa cousine sicilienne, Cosa Nostra. Spécialisée dans les enlèvements jusqu’aux années 1980, elle se tourne ensuite vers le trafic de cocaïne, nouant des liens avec les cartels colombiens. Un commerce lucratif. S’il est toujours difficile d’évaluer précisément les recettes d’une organisation illégale, l’institut Eurispes (l’institut de données économiques, sociales et politiques sur le crime organisé en Italie) estime que la mafia calabraise serait devenue la plus riche et la plus puissante d’Italie. En 2013, son chiffre d’affaires était estimé à près de 53 milliards d’euros, soit plus de 3% du PIB italien de cette même année.
On n’atteint pas une telle importance dans le monde des affaires (même illicites) sans une solide stratégie d’extension internationale. Et de fait, Ndrangheta n’est pas restée confinée à la pointe de la botte italienne. Depuis 2008, elle figure même sur la liste noire des organisations criminelles les plus dangereuses agissant sur le sol américain.
Comme l’explique Fabrice Rizzoli, auteur de La mafia de A à Z et spécialiste des organisations criminelles : « Les mafias s’exportent hors de leur territoire pour plusieurs raisons. Elles peuvent chercher à fuir la violence d’autres clans avec qui elles sont en compétitions sur leur territoire, ou venir faire du blanchissement à l’étranger ».
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Des liens avec la Slovaquie
Dans les pays de l’Est de l’Europe, l’arrivée des mafias italienne remonterait aux années 1990. L’ouverture progressive des anciens pays du bloc de l’Est est alors vue comme une opportunité. « On a des enregistrements de conversations téléphoniques datant de 1991 entre un mafieux vivant à Berlin et son supérieur en Italie qui lui dit : ‘Achète tout' », raconte Fabrice Rizzoli.
Sur la date de l’implantation de la mafia calabraise en Slovaquie, on en reste toutefois aux hypothèses. « S’il est avéré que Jan Kuciak a bien été assassiné par eux, ce serait la preuve d’une implantation ancienne en Slovaquie, qui doit remonter au moins à une quinzaine d’années« , estime pour sa part Fabrice Rizzoli. Le temps de nouer les contacts nécessaires pour atteindre les plus hautes sphères de l’État.
Une installation qui ne s’est pas démentie depuis, les mesures de contrôle anti-blanchiment étant « quasi inexistantes ». « Depuis 20 ans, la Slovaquie est toujours apparue dans mes recherches comme un pays où les institutions étaient très corrompues », explique encore Fabrice Rizzoli. « C’est peut-être une des raisons pour lesquelles c’est le premier assassinat de journaliste en Slovaquie depuis la fin du régime communiste. Si la corruption est bien rodée, la mafia n’a plus qu’à se faire discrète. »
Vers un réveil de la société civile slovaque ?
La situation pourrait bien basculer aujourd’hui. Depuis l’assassinat, le premier ministre slovaque Robert Fico est confronté à une véritable crise politique. Deux de ses proches collaborateurs ont déjà démissionné dans le sillage de cette affaire. Parmi eux, Maria Troskova, directement mise en cause par l’article de Jan Kuciak pour ses liens présumés avec l’homme d’affaire italien Antonino Vadala, proche de la mafia. Directement mis en cause, le Premier ministre est aussi pointé du doigt pour ses emportements réguliers à l’encontre des journalistes. En 2016, lors d’une conférence de presse où des journalistes l’interrogeaient sur des problèmes de corruption, il avait qualifié plusieurs d’entre eux de « sales prostitués anti-slovaques ».
L’assassinat de Jan Kuciak a provoqué une vive réaction dans la société civile slovaque. Le 2 mars, une manifestation en mémoire du journaliste a rassemblé des milliers de personnes à Bratislava. Parmi les pancartes : « Journalistes n’ayez pas peur », mais aussi « Nous vivons dans un État de mafieux ». Fabrice Rizzoli, qui est aussi président de l’association Crim’Halt, qui milite pour un rôle accru de la société civile dans la lutte contre la grande criminalité, veut y voir un signe positif : « Pour changer les lois, il faut changer les mentalités« . Et d’appeler de ses vœux à un durcissement de la politique de lutte contre la grande criminalité : « Il faut recourir à la confiscation systématique des biens du grand banditisme. Et les redonner à la société civile. Que l’ancienne maison du chef de la mafia devienne un centre d’accueil, un centre culturel, accueille un service social… Cela serait un signe tangible que la lutte contre la corruption peut changer le quotidien des gens. C’est seulement de cette façon que l’on passera d’une réponse institutionnelle à une réponse sociétale« .
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