La Turquie poursuit son offensive contre les combattants kurdes en lutte contre l’organisation Etat islamique en territoire syrien. Olivier Grojean, auteur de “La Révolution kurde”, revient sur les motivations d’Ankara et détaille le projet politique révolutionnaire des forces kurdes.
L’enclave d’Afrin, à la frontière entre la Syrie et la Turquie, a été bombardée par l’armée turque et ses alliés le 21 janvier. Pourquoi la Turquie s’attaque-t-elle aux forces kurdes du Parti de l’union démocratique (PYD), qui sont en première ligne dans le combat contre l’organisation Etat islamique (EI) ?
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Olivier Grojean — Depuis très longtemps la Turquie craint que sa frontière avec la Syrie soit contrôlée par les YPG (Unités de protection du peuple, forces armées du PYD). C’est sa hantise. La question kurde structure à la fois la politique intérieure et extérieure de la Turquie dans à peu près tous les domaines. Pourquoi cette attaque survient-elle maintenant ? En décembre, les Etats-Unis ont déclaré qu’ils allaient encourager les FDS (Forces démocratiques syriennes, largement dominées par les YPG) à devenir une force autonome, et il y a quelques jours, ils ont annoncé qu’ils allaient créer une nouvelle force à la frontière avec la Turquie pour éviter des circulations jihadistes. Celle-ci serait composée pour moitié de combattants des FDS. Ces déclarations ont servi de prétexte à la Turquie pour attaquer. Le moment est opportun puisque l’EI est désormais censé être éradiqué.
Pourquoi avoir attaqué cette enclave en particulier ?
Le Kurdistan syrien est composé de trois enclaves discontinues : Afrin à l’ouest, Kobané au centre et la Djézireh à l’Est. Les forces kurdes ont réussi à rassembler Kobané et la Djézireh pour en faire une zone continue. Ils ont cherché à rattacher Afrin à partir de 2016, mais les Turcs ont lancé une offensive sur Al-Bab pour éviter la jonction. Postés à Al-Bab, les Turcs empêchent les Kurdes d’avoir une zone continue, ce qui fait d’Afrin une zone isolée depuis le début du conflit. Il n’y a pas de militaires américains à Afrin, alors qu’il y en a à Kobané et dans la Djézireh. C’est une manière de s’en prendre aux Kurdes sans s’en prendre aux Américains. Les soldats russes d’Afrin sont aussi partis, sans doute après un accord avec la Turquie. Pour toutes ces raisons, cette intervention était possible.
Cela veut dire que dans la hiérarchie des priorités de la Turquie, il n’y a pas de différence entre la lutte contre les miliciens kurdes et celle contre les terroristes de l’EI ?
Si, il y a une hiérarchie : la lutte prioritaire est celle contre les Kurdes. Les services secrets turcs ont armé des jihadistes en Syrie, et ils ont particulièrement attisé le feu contre les Kurdes. Ce qui structure la politique de la Turquie, c’est la lutte contre les forces kurdes, considérées comme des alliés du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), qui mène une guerre contre l’Etat turc depuis 1984.
“Ce qui structure la politique de la Turquie, c’est la lutte contre les forces kurdes, considérées comme des alliés du PKK”
Le Parti de l’union démocratique (PYD), parti frère du PKK, souhaite-t-il l’indépendance du Kurdistan ?
Pas du tout, ou en tout cas ce n’est pas une revendication officielle. Ils ne sont pas dans une logique indépendantiste comme elle a pu s’exprimer au Kurdistan irakien avec le référendum d’autodétermination (fin septembre, le “oui” l’a emporté avec 92,73% au référendum d’indépendance organisé au Kurdistan irakien – ndlr). Ils revendiquent autre chose. Le PKK est au départ un parti marxiste-léniniste, plutôt stalinien, mais il défend aujourd’hui, avec le PYD, le “confédéralisme démocratique”, c’est-à-dire une sorte de municipalisme libertaire, inspiré notamment par les écrits de Murray Bookchin, un anarchiste américain.
L’idée qu’ils défendent est l’autonomie d’action, pas l’autonomie territoriale. Pour eux, l’ère des Etats-nations est terminée. Aujourd’hui la population doit s’autogouverner à l’échelle locale pour développer une nouvelle société, écologique, avec une égalité ethnique, confessionnelle, femmes-hommes, qui repose sur une économie sociétale, fondée sur le bonheur de la société, et non plus sur le profit et le capitalisme. C’est leur idéologie. Il y a cependant une différence entre les discours et les pratiques. Dans une région ravagée par la guerre, ce pluralisme communautaire est réel, mais le pluralisme politique laisse encore à désirer. Le PKK est toujours très soucieux de son hégémonie. Aux élections qui ont eu lieu fin septembre et au mois de décembre, les forces pro-PDK (Parti démocrate du Kurdistan irakien) ne se sont même pas présentées, car elles se sentaient marginalisées et intimidées.
“Le PKK défend l’autonomie d’action, pas l’autonomie territoriale. Pour eux, l’ère des Etats-nations est terminée”
La dimension militaire a-t-elle ralenti, voire entravé le processus de révolution politique au Rojava notamment ?
Oui, de deux manières. Mener une révolution sociale ou sociétale dans un pays en guerre n’est pas si simple. Comment développer une économie non capitaliste alors qu’on est dans une économie de subsistance ? Comment développer une économie non capitaliste alors même qu’on est sous embargo turc, régulièrement sous embargo kurde irakien, et qu’il y a peu de contacts avec le reste de la Syrie, si ce n’est via le régime lui-même ?
Cela freine le processus révolutionnaire. De plus, les forces militaires ont pris le dessus sur les forces politiques. En fait, tout ce qui relève de près ou de loin du sécuritaire est bien davantage contrôlé par les forces militaires. Cela laisse moins d’autonomie que prévu aux populations locales, même si dans des domaines plus distants géographiquement ou moins sensibles, cette autonomie est réelle.
“Au Rojava, les forces militaires ont pris le dessus sur les forces politiques”
De quelle aide internationale bénéficient ces milices kurdes ?
Depuis la bataille de Kobané, il y a une coopération très suivie entre les forces kurdes contrôlées par des cadres du PKK – YPG, FDS – et les Etats-Unis. Cette coopération passe par l’armement des YPG, fin 2014-15, et par la formation des FDS. Les Etats-Unis ont encouragé les FDS à continuer leur lutte contre l’EI. Ils ont créé des camps pour que les cadres du PKK puissent former de nouvelles recrues. La question était de savoir si avec la défaite de l’EI, les Etats-Unis allaient conserver leur soutien. Depuis début décembre c’est le cas. Or la Turquie pensait que les Etats-Unis lâcheraient les Kurdes après la victoire de Raqqa.
Ce week-end, France 2 a diffusé des images d’un jihadiste français arrêté par les forces kurdes. Ce n’est pas la première fois que leur rôle militaire dans la lutte contre l’EI est apparent. Sans eux, l’EI aurait-il autant reculé territorialement ?
Il est clair que non. Quand on voit l’efficacité militaire des rebelles pro-Turcs engagés dans la bataille d’Al-Bab, ou celle des peshmergas (combattants kurdes irakiens) quand ils essayaient de contenir l’EI en 2015 et 2016, la différence est flagrante. Les forces du PKK sont beaucoup plus efficaces. Leur encadrement est extrêmement fort, extrêmement dur, mais cela fonctionne militairement. Les forces kurdes n’auraient cependant rien pu faire sans l’appui aérien américain. Cela a permis aux Etats-Unis d’envoyer quelques centaines d’hommes aux cotés des YPG, mais ce ne sont pas eux qui faisaient le boulot.
Dans ce reportage, le geôlier membre des forces kurdes parle français. Y-a-t-il beaucoup de miliciens étrangers parmi les kurdes ?
Il faut distinguer les Kurdes d’Europe qui ont pu rejoindre les YPG, et les combattants internationalistes, qui n’ont au départ aucun lien avec le Kurdistan. Les combattants internationalistes sont composés à la fois d’anciens militaires qui voulaient combattre l’EI sans se soucier de la révolution au Rojava, et de militants anticapitalistes proches des gauches radicales européennes, qui considèrent cette expérience comme une forme de révolution en acte. On a peu de chiffres pour documenter leurs effectifs. On évalue à quelques centaines de personnes ces militants internationalistes. En revanche les Kurdes d’Europe sont assez nombreux même si on a peu de données pour documenter leurs effectifs. Il y a aussi beaucoup de Kurdes de Turquie, des milliers, qui sont allés se battre en Syrie.
“Les combattants internationalistes sont composés d’anciens militaires qui voulaient combattre l’EI, et de militants anticapitalistes qui considèrent cette expérience comme une forme de révolution en acte”
Le fait qu’ils soient attaqués alors que l’emprise territoriale de l’EI diminue est-il un mauvais signe pour l’avenir du mouvement kurde ?
On ne peut envisager l’avenir qu’à très court terme. Il y a encore cinq jours, on ne savait pas si la Russie allait interdire l’accès à Afrin aux Turcs. Je suis très pessimiste sur l’avenir d’Afrin parce que c’est une zone isolée, que les Russes ont vraisemblablement donné leur accord pour cette attaque, et que pour l’instant on imagine mal des renforts des FDS venir à son secours. Ce serait plus compliqué pour la Turquie d’intervenir à Kobané ou dans la Djézireh en revanche, car il y a des bases américaines. Il est donc possible que cette autonomie kurde soit moins précaire dans ces deux zones. On a pourtant appris que la Turquie avait aussi bombardé dans la région de la Djézireh. Mais c’est sans doute une manière de mettre la pression aux Kurdes, pour les obliger à rester sur ce front, et les empêcher d’aller défendre Afrin.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
La Révolution kurde – Le PKK et la fabrique d’une utopie, La Découverte, 258 pages, 17 €
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