En l’espace d’une semaine, une trentaine de militant.es LGBT ont vu leur compte Facebook et Twitter suspendus. Pour certain.es, ces suppressions en cascade seraient les premiers effets de la loi Avia, votée le 13 mai dernier.
“Je viens de constater que je suis bloquée sur Facebook”, annonce tout de go Gwen Fauchois au téléphone. La militante lesbienne n’en revient pas. Plus tôt dans la journée du 25 mai, elle a reçu un premier avertissement pour avoir répondu à un commentaire en utilisant le hashtag #quiveutfairetairelespédés. Désormais son compte est suspendu pour 24 heures en raison d’une autre publication dans laquelle elle commente les propos de Gilles Legendre sur la PMA. Selon Facebook, ses propos vont à l’encontre des « standards relatifs aux discours haineux et aux insultes ». “Si le simple fait d’utiliser les termes gouine et pédé sont motifs à supprimer mon compte, ils peuvent y aller, parce que c’est comme ça que je m’exprime, et que je m’auto-définis”, rétorque Gwen Fauchois. Quelques heures plus tard, c’est même son compte Twitter qui a été à son tour suspendu.
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L’ancienne présidente d’Act Up Paris est loin d’être un cas isolé. Quelques jours avant elle, plusieurs activistes de la lutte contre le VIH/sida ont vu leur compte suspendu sur Facebook et Twitter. L’un d’eux, Cédric Daniel, a reçu un mail de Twitter le 18 mai lui indiquant qu’il a enfreint les « règles relatives aux informations de profil inappropriées ». “J’ai mis un peu de temps à raccrocher les wagons et à comprendre que c’est à cause de ma bio qui commence par “Pédé, gouine, bi, trans, pute, voilé, séroconcerné””, raconte-t-il aux Inrockuptibles. Une bio Twitter à laquelle il n’a pas touché depuis des années… et qui soudainement se fait épingler par la plateforme. Pas loin d’une trentaine de comptes de militant.es LGBTI ont été concernés, en l’espace d’à peine une semaine.
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La loi Avia, un danger pour les voix des minorités ?
Ces suppressions en cascade sont-elles les premiers effets de la loi Avia, comme le craignent ces activistes ? Destinée à lutter contre les contenus haineux en ligne, la proposition de loi a rencontré une vive opposition jusqu’à son vote final le 13 mai dernier. De nombreuses associations ont exprimé leur inquiétude de voir la loi, non pas protéger les minorités, mais au contraire restreindre leur liberté d’expression. “Il est à craindre que s’opère une amplification des techniques de filtrage et de suppressions massives de contenus pénalisant lourdement l’expression artistique, certaines activités professionnelles, la diffusion de messages positifs pour les LGBTQI ou les campagnes de prévention de santé sexuelle”, a résumé l’Inter-LGBT dans un communiqué. L’ONG Aides, ainsi que plusieurs organisations dont le Syndicat du travail sexuel (Strass) et Médecins du monde ont aussi tiré la sonnette d’alarme : “La censure de contenus considérés comme pornographiques car ils sont à caractère explicitement sexuel va invisibiliser les travailleuses.eurs du sexe dans l’espace numérique. Cela va rendre encore plus difficile le travail des associations de santé qui entrent en contact avec elles. La censure sur internet est le pendant de la pénalisation du racolage public.”
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Pour lutter contre la propagation des propos haineux, la loi entend taper au portefeuille des plateformes. “Quand on parle à des géants du numérique, il n’y a que l’argent qui compte, assure aux Inrockuptibles Laetitia Avia, députée LREM et rapporteure du texte. L’incitation, ça marche un peu, mais sans contrainte financière, les choses ne fonctionnent pas.” Dont acte : les plateformes devront retirer tout propos haineux dans les 24 heures après leur signalement, sous peine de devoir s’acquitter d’une amende de 250 000 euros. La menace financière ne renforce-t-elle par le risque de voir les plateformes supprimer toutes les publications détectées par leurs algorithmes par souci d’efficacité, plutôt que de filtrer chaque occurrence en fonction de leur contexte ? Lætitia Avia se veut rassurante : pour éviter la « sur-censure », le CSA aura le pouvoir de sanctionner les plateformes par des amendes pouvant atteindre jusqu’à 4 % de leur chiffre d’affaires.
Pas encore promulguée… mais déjà appliquée ?
Pourtant, une série de suspensions de comptes et de suppressions de publications vient bien d’avoir lieu, au seul motif que ces utilisateurs et utilisatrices s’approprient les mots « gouine » et « pédé » et ce, seulement quelques jours après l’adoption de la loi Avia. Les réseaux sociaux ont-ils serré la vis pour se préparer à la future application ? “Pour moi, ce n’est pas une coïncidence, insiste Gwen Fauchois. La discussion de la loi puis son vote a sans doute incité les réseaux sociaux à commencer à tester leurs algorithmes, à essayer de voir comment ils pourraient se mettre en conformité avec la future loi si le conseil constitutionnel la laisse passer. Il y a un climat qui a été créé et qui est favorable à ce que les réseaux sociaux réagissent ainsi.”
Pour Laetita Avia, impossible que les plateformes soient déjà en ordre de marche. Rien n’est prêt, selon elle, ni les formulaires de signalement, ni les procédures de recours en interne. “Aujourd’hui elles font des retraits au regard de leurs conditions générales d’utilisation. Demain, ces retraits illégitimes pourront être contestés, on pourra les corriger. Il y a des associations qui sont contre le texte, mais les premières à être contre le texte, ce sont les plateformes. Qui a intérêt à décrédibiliser ce texte ? Les plateformes. Je ne suis pas leur amie, je les appelle à faire preuve de vigilance et de sérieux dans leur modération.” Preuve selon elle que le zèle actuel de Twitter et Facebook n’est pas lié à la loi, la députée LREM insiste sur le fait que le texte ne prévoit aucune suspension de compte, ce qui s’est justement produit pour plusieurs militant.es. Contactée par Têtu, Facebook a finalement fait part d’une « erreur d’application » et ajoute : « Je vous confirme qu’il n’y a pas eu de modification de nos politiques de modération du contenu en la matière dernièrement. »
La réappropriation de l’insulte remise en question
En parallèle à la contestation de la loi Avia, c’est aussi la réappropriation des mots « gouine », « pute », « pédé » qui s’est de nouveau invitée dans le débat. Utiliser des insultes pour se définir est une stratégie militante loin d’être récente, notamment théorisée par Judith Butler et mise en pratique sur le terrain militant. “Act Up a fondé sa démarche et sa lutte sur le retournement du stigmate, sur le retournement de l’injure. Le triangle rose inversé, c’est ça” rappelle Gwen Fauchois. Elle souligne d’ailleurs non sans ironie la capacité à encenser puis à condamner les méthodes de l’organisation : “Quand il s’agit de donner un César à 120 battements par minute, tout le monde trouve que cette façon de lutter est emblématique, mais dès qu’on est dans la réalité, c’est moins évident.”
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Pour dénoncer les suppressions de ces comptes de militant.es, Julien Ribeiro, militant et curateur, a eu l’idée de créer trois filtres à mettre sur sa photo de profil : “C’est pas la loi Avia qui me rendra moins gouine”, déclinés avec les mots « pute » et « pd ».
En les mettant à disposition, il a aussi déclenché des réactions vives : “J’ai reçu des messages de gays, de lesbiennes, de personnes trans qui ne veulent plus voir ces mots, qui ne comprennent pas pourquoi on les utilise.” Si le militant admet volontiers que l’autodéfinition par l’insulte ne met pas tout le monde d’accord, la situation actuelle n’en reste pas moins préoccupante à ses yeux : “Ça fait des mois que le Strass, que la Quadrature du net nous alertent sur la loi Avia, mais c’est quand ça a touché mes proches que j’ai vu la portée que ça pouvait avoir. Ce n’est pas à Facebook de nous dire si on peut ou pas s’approprier ces mots !”
Fred Colby, lui aussi militant et compagnon de Cédric Daniel, a remarqué ce point de discorde intra-communautaire : “Récemment, une personne m’a signalé à SOS homophobie à cause du mot « pédé » qui était dans ma bio !” déplore-t-il. Un comble quand on milite au quotidien contre les LGBTphobies. Il l’a depuis remplacé par le mot queer, mais continue de s’affirmer fièrement pédé : “Moi, c’est la façon dont j’ai envie de me définir, c’est militant, c’est ma vision à moi, mais je respecte ceux qui préfèrent « homo », « gay ». Parmi les gens qui se définissent comme pédé ou gouine, il y a des militants de la vieille garde, mais aussi des jeunes générations qui ont plus tendance à se définir comme queer (qui est aussi une récupération de l’insulte, signifiant « tordu, déviant », ndlr) et qui comprennent cette nécessité de se dire gouine ou pédé.”
Après le rétablissement de son compte Twitter, Cédric Daniel n’a pas changé une virgule de sa bio. “Je n’ai pas envie de céder à la pression. Et si ça nous permet ensuite d’organiser collectivement une réponse à Facebook et Twitter qui soit un peu plus vénère, tant mieux !”.
Mise à jour du 28/05/20 à 11h45 :
Ce jeudi 28 au matin, plusieurs activistes viennent de voir leur compte Facebook rétabli, assorti d’un message d’excuses de la plateforme pour la gêne occasionnée. « Cette solution individuelle visant à nous calmer en rétablissant le fonctionnement de nos comptes ne saurait nous satisfaire, a fait savoir sur son compte Facebook le militant Fred Bladou. Nous sommes activistes et nous agissons pour le droit commun et pour tou.te.s. Il ne s’agit pas, pour nous, de récupérer nos « petits privilèges » de militants politiques ayant une visibilité. Nous ne saurions nous contenter de ces petits arrangements entre ami.e.s qui créeront plus d’injustice et laisseront les personnes plus vulnérables dans nos groupes, sur le bord de l’autoroute 2.0. » Il exprime son souhait de rencontrer équipes en charge de la modération « afin d’améliorer les bonnes pratiques en direction des communautés LGBTQI + « .
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