Trop de blabla tue le blabla : dans un essai critique, « La haine de la parole », le psychanalyste Claude Allione analyse les perversions de la parole par le capitalisme néolibéral.
La critique des effets délétères du néocapitalisme semble illimitée dans le champ des sciences humaines. De multiples penseurs observent que le lien social ne résiste pas à sa force d’imposition, pas même ce qui pourrait, de prime abord, échapper à ses griffes pernicieuses : la parole elle-même, c’est-à-dire ce qui constitue le propre de l’homme. Les mots semblent une matière sur laquelle le régime capitaliste gouvernant nos conduites ne peut que glisser, parce qu’il serait incapable d’en maîtriser le cours. Or, observe le psychanalyste Claude Allione dans son essai La haine de la parole, le capitalisme néolibéral engendre, de manière constitutive, une méfiance envers la parole, au point d’en détourner les usages articulés et les pratiques spontanées. Ne pouvant « survivre qu’en haïssant la parole », ce capitalisme néolibéral excède son cadre naturel socio-économique pour envahir l’espace intime de la langue. Pour Claude Allione, deux « lignes de tension fortes » structurent l’usage des mots : « la saturation de l’espace par une parole volante ou évanouissante parce que a-référentielle », et « la perversion du mécanisme même de la parole ».
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« Parler, c’est accepter le manque de la chose »
Parce que le capitalisme agressif se trouve dans l’obligation d’empêcher toute espèce d’échange, de réflexion, de parole, il « annule et abolit tout débat au profit de la seule saturation ». Cette société de saturation conduit à la création d’une société d’individus strictement pulsionnels, soumis aux lois du « Saint-Marché », facilement conditionnables, dont l’espace psychique est saturé en permanence (médias, loisirs, travail, addictions, etc.), dont les mots ne sont plus des « signifiants » mais des « signes ». Ces individus ont perdu « l’exercice partagé de la parole ».
Dès lors que la logique de la saturation se met en branle, « c’est toute cette logique reposant sur l’acceptation du manque qui est mise en péril, parce qu’elle se positionne comme le bouche-trou qui colmate toute sensation de vide, toute possibilité de vide ». Or, rappelle Allione, « parler, c’est accepter le manque de la chose ; toute parole est avant tout basée et étayée par un manque qui la structure ».
Perversion de la parole
Cette saturation, indexée sur la peur absurde du manque, dérive vers une « perversion » de la parole. La logique dominante du « storytelling », de la publicité, du marketing, de la communication… dit combien la parole est aujourd’hui partout, et nulle part : personne n’échappe à son impact et à son influence diffuse, tout est affaire de « mise en parole ». C’est-à-dire de manipulation. « Il y a un effet imprimé à cette parole qui à l’instar d’une balle dite coupée, ne rebondit pas dans l’axe de sa trajectoire afin de tromper l’adversaire », écrit Allione, mobilisant les écrits décisifs de George Orwell, Victor Klemperer, Guy Debord ou Christian Salmon sur les usages détournés de la parole. « Tailler le langage jusqu’à l’os », s’inquiétait Orwell ; « dire des mensonges délibérés tout en y croyant sincèrement est d’une indispensable nécessité », « dans un monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux » écrivait Debord… Trop de discours, vide et pervertis, conduisent à une véritable haine de la parole, à ce qu’une chanson de Brigitte Fontaine appelait « tout juste un peu de bruit pour combler le silence ». Prenant acte du fait que les métiers dont l’outil principal est justement la parole – juges, journalistes, éducateurs, psy… – sont, pour des raisons diverses, discrédités, Claude Allione invite à prendre soin de cette parole abîmée, agressée, isolée… Plus que des paroles et des actes, c’est d’une parole en actes que la société a besoin. Comme l’écrivait déjà en son temps Montaigne : « nous ne tenons les uns aux autres que par la parole ».
Jean-Marie Durand
La haine de la parole de Claude Allione, LLL, 318 p, 23 €
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