Le 27 février, le ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian annonçait l’ouverture d’une enquête interne sur les violences sexuelles commises au sein de l’armée. Une mesure prise au lendemain de la sortie d’une enquête, menée cette fois-ci par les journalistes Leila Minano et Julia Pascual. Humiliations, harcèlement sexuel, viols, ostracisme et omerta : « La Guerre invisible » confirme que « la grande muette » porte bien son surnom.
La deuxième saison de House of Cards est rythmée par une affaire de viols impliquant un haut gradé de l’armée américaine. La série raconte la détresse des victimes, la difficulté d’en parler, la chape de plomb entourant le sujet. Impossible de ne pas y songer à la lecture de La Guerre invisible, produit d’une minutieuse enquête sur les violences sexuelles menée par les journalistes Leila Minano et Julia Pascual au sein de l’armée française.
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C’est un article de Slate sur la condition des femmes dans l’armée américaine qui, en 2012, leur fait prendre conscience qu’aucune étude n’existe sur le sujet de ce côté-ci de l’Atlantique. Les deux jeunes femmes décident de faire parler la grande muette et passent deux ans sur des forums, des réseaux sociaux, auprès d’avocats, de juges et de procureurs afin de réunir les quarante témoignages de « féminines » (nom donné aux femmes dans l’armée) victimes de violences sexuelles qui constituent la matière première de leur livre.
« C’est notre essence même de femme qui les emmerde »
La Guerre invisible s’ouvre sur l’histoire d’Alice, dont l’itinéraire est « celui d’une G.I. Jane sans happy end hollywoodienne ». Humiliations, allusions sexuelles et sexistes, injustice : Alice ne s’attendait pas à ça en s’engageant et finit par prendre le large. Elle assurera par la suite à Julia Pascual et Leila Minano : « C’est notre essence même de femme qui les emmerde. » Stéphanie B. s’est, elle, fait mettre des « claques sur les fesses » par un de ses collègues, Jérôme D., qu’elle a surpris une nuit en train de se masturber au-dessus de son visage. Une autre soldate poursuit son caporal-chef, Grégory Mouret, qu’elle accuse d’avoir, un soir au restaurant, approché sa tête de son sexe en lui ordonnant « suce-moi ! », déclenchant l’hilarité des convives masculins. A la barre, Grégory Mouret met son attitude sur le compte de l’ivresse.
L’alcool est l’autre sujet de La Guerre invisible. « L’ambiance machiste très pesante est là en permanence. Mais souvent, ça dérape en agression ou en viol avec l’alcool« , confirme Leila Minano, contactée par Les Inrocks. Ainsi, un soir, Clara Cécé, matelot sur le Foudre, repousse deux collègues ivres qui cherchent à s’introduire dans le carré féminin. L’un d’eux, Fabien Théry, quartier-maître, la traite de « salope » et la tabasse. En tentant de la secourir, sa camarade, Aurélie G. se fait casser le nez. Les trois militaires écopent de quinze jours d’arrêt pour « faute de comportement ». Clara porte plainte. Seule réponse : elle subit de multiples mutations (cinq en un an).
« La stratégie du mouton noir »
L’armée porte bien son surnom de « grande muette ». Les victimes de violences qui ont osé parler sont mutées, leurs agresseurs rarement condamnés. Un fonctionnement que Julia Pascual et Leila Minano appellent « la stratégie du mouton noir » et à laquelle elles consacrent un chapitre de leur livre : étouffée par une loi du silence tacite, la victime est ostracisée. Il aura par exemple fallu sept ans à la soldate Lætitia pour faire condamner son agresseur à cinq ans de prison avec sursis. Le 14 juillet 2001, la jeune femme se rend à une soirée dans sa caserne et se réveille le lendemain matin avec un trou noir. Des traces de GHB sont découvertes dans ses cheveux et elle apprend qu’elle a eu des relations sexuelles avec son caporal-chef. Au lieu d’être secourue, Lætitia devient, selon ses termes, « la putain du régiment » et fait l’objet de harcèlement sexuel, de brimades. Elle tombe en dépression et finit par être réformée.
Comme plusieurs de ses consœurs, la soldate avait demandé à être reçue par Michèle Alliot-Marie, alors ministre de la Défense. Sans succès. En mars 2013, Leila Minano rencontre M.A-M., qui lui assure n’avoir « jamais eu connaissance de problèmes majeurs » concernant des violences sexuelles dans l’armée, et n’avoir « jamais vu de machisme total ». Même attitude du côté d’Hervé Morin, autre ancien ministre de la Défense, qui explique : « On pouvait entendre parler de comportement ‘facho’ mais pas de harcèlement contre les femmes, pas plus que de viols. De mémoire, je ne pense pas qu’il y ait à l’armée de comportements plus répréhensibles, car il y a un système disciplinaire« . Motus et bouche cousue, donc. Ce qui se passe dans l’armée reste dans l’armée.
Des systèmes producteurs de violence
Leila Minano et Julia Pascual ont déjà été confrontées à pareil fonctionnement en 2012, lorsqu’elles enquêtaient sur les violences sexuelles chez les sapeurs-pompiers pour Causette :
« Dans l’armée comme chez les pompiers, le sexe est roi, estime Leila Minano, les gens regardent des films porno en permanence, il y a des affiches de femmes nues partout, et un vrai problème d’alcool. »
La même année, elles se penchent sur le « droit de cuissage » en vigueur dans différentes mairies : « A chaque fois, il y avait un cacique de la ville, tout puissant, indéboulonnable. » Elle ajoute : « On traite habituellement ces violences dans les faits divers alors qu’elles sont systémiques. La particularité de ces milieux, c’est que le système très hiérarchisé, très sexualisé, est producteur de violence. » Interrogé par les deux journalistes, Alexandra Onfray, ex-procureure du tribunal aux armées de Paris, parle de « système autogéré », de « traitement paternaliste » : « L’officier va gérer ça en ‘bon père de famille’ dans un souci d’apaisement ». Dans l’armée, tout passe par le chef, qui décide de faire remonter ou non une information.
La Guerre invisible a jeté un pavé dans la mare. Le 27 février, au lendemain de sa sortie, le ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian annonçait l’ouverture d’une enquête interne sur les violences sexuelles au sein de l’armée. Contrairement à ce que l’on aurait pu penser, l’annonce n’a pas spécialement réjoui les deux journalistes :
« C’est une manière de rabattre le couvercle et de faire un effet d’annonce alors qu’il y a eu des réunions en catastrophe du cabinet et de la Commission de communication deux semaines avant la sortie du livre pour mettre en place des éléments de langage, raconte Leila Minano. Je ne peux pas dire que ce n’est pas une victoire parce que ça l’est pour les femmes qui témoignent dans le livre, mais ce n’est pas anodin. »
La journaliste regrette que l’enquête soit menée par l’Inspection générale des armées et le Contrôleur général des armées et non en externe, par une Commission parlementaire.
D’autres pays, comme les Etats-Unis ou la Suède, ont, eux, déjà engagé des enquêtes approfondies sur le sujet apprend-t-on dans La Guerre Invisible. Avec son armée la plus féminisée d’Europe (15% sur les 230 000 engagés), il serait grand temps que la France s’empare du sujet.
Carole Boinet
La Guerre invisible : révélations sur les violences sexuelles dans l’armée française de Leila Minano et Julia Pascual, éd. Les Arènes et Causette, 2014 (19,80 euros).
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