Au nom des intérêts supérieurs de l’Union européenne et contre l’avis du plus grand nombre, le gouvernement grec lâche son peuple. La démocratie se meurt là où elle naquit.
L’Europe brûle-t-elle ? Dans la nuit de dimanche à lundi, le troisième plan d’austérité a été voté à l’arraché par une classe politique grecque en voie d’implosion. Au même moment, Athènes et les grandes villes du pays vivaient des scènes de guerre civile avec plus de 100 000 personnes dans les rues – pour une fois, selon la police –, provoquant des émeutes et des incendies en cascade. La riposte violente d’une population poussée au désespoir pourrait servir de détonateur à une gravissime crise européenne, et provoquer l’effondrement d’un édifice communautaire de plus en plus fragilisé par la récession et un déficit démocratique galopant.
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Etaient notamment visés par les manifestations – pas uniquement constituées d’extrémistes et de “casseurs”, mais aussi par un contingent impressionnant de citoyens exaspérés de tous âges – les banques et tout ce qui touche de près ou de loin aux institutions européennes. Le premier bilan a minima fait état de 120 blessés hospitalisés. Sinon opportune, cette réaction violente est compréhensible de la part d’une population saignée par la succession, depuis deux ans, de plans d’austérité aussi douloureux qu’inefficaces imposés par Bruxelles avec, en figures de proue, le tandem franco-allemand, le FMI et les créanciers privés de la Grèce.
Des mesures difficiles à avaler
Le pays a absolument besoin du plan d’aide de 130 milliards d’euros. Sans le versement d’une première tranche de 14,5 milliards d’euros le 14 mars, la Grèce serait officiellement en faillite. Le gouvernement de Loukas Papademos a donc fait voter des mesures qui, dans le climat actuel, confinent à l’absurde. Qu’on en juge : une baisse de 22% du salaire minimum (qui passera de 751 à 586 euros brut) et de 32% pour les moins de 25 ans, la limitation à trois ans des accords salariaux collectifs dans les entreprises, et la suppression, dans un délai de trois ans, de 15 000 postes de fonctionnaires qui seront dans un premier temps payés à 60% de leur traitement. Des mesures d’autant plus difficiles à avaler qu’elles touchent la population d’un pays qui a vu en moyenne son pouvoir d’achat divisé par deux en l’espace de deux ans.
Certes, la Grèce mérite son bonnet d’âne de l’Europe. Les gouvernements successifs ont depuis 2009 assommé, pour un résultat nul, les couches de la population qui ne pouvaient pas échapper aux mesures exigées par Bruxelles : fonctionnaires, agents des services publics, retraités et chômeurs.
En revanche, elle ne s’est en rien attaquée aux maladies chroniques qui rongent le pays. Aucune mesure n’a été prise pour lutter contre l’économie clandestine (entre 30 à 40% du produit intérieur brut), ni pour mettre un terme à la fraude fiscale et à la corruption généralisée qui gangrène les services publics. La richissime Eglise orthodoxe ne paie toujours pas d’impôts, pas plus que les armateurs qui menacent, dans ce cas, d’aller faire flotter leurs pavillons sous des cieux plus complaisants.
Cela posé, la Commission européenne porte aussi une responsabilité énorme. Il est peu vraisemblable que les marchés, les banques et les institutions bruxelloises, qui ont prêté sans compter à la Grèce, aient découvert il y a deux ans seulement les combines et les mensonges qui sont depuis belle lurette consubstantiels à l’économie et de la politique grecques. Si tel était le cas, ce serait une preuve supplémentaire de leur impéritie et de leur aveuglement. Par ailleurs, l’intervention au plus haut niveau des dirigeants européens pour régler la crise grecque a pris une tournure franchement humiliante pour une terre qui a fondé les bases de la démocratie.
En novembre, convocation sans délai du Premier ministre Papandréou par le couple Merkel-Sarkozy qui avait précipité sa démission lorsqu’il avait émis l’hypothèse de consulter son peuple tenu d’avaler un énième plan d’austérité. Le mépris de la Grèce, clamé urbi et orbi par les Allemands et les “vertueux” des vingt-sept, n’a fait qu’accentuer la détestation d’un peuple qui se sent de plus en plus stigmatisé par une dictature technocratique.
Les germes d’un crime contre la démocratie
Pour enfoncer le clou, le président de l’Eurogroupe, Jean-Claude Juncker, a exigé lundi, après le vote du Parlement, que le gouvernement grec « trouve d’ici mercredi des économies supplémentaires à hauteur de 325 millions d’euros » et que les partis de coalition au pouvoir « apportent des garanties par écrit sur leur soutien au plan de rigueur ». Malgré le sacrifice demandé sur l’autel de l’euro, il n’est pas un expert sérieux pour imaginer qu’une cure d’austérité aussi féroce puisse apporter une once de croissance à un pays déjà en pleine récession. Cette méthode porte les germes d’un crime contre la démocratie et présage d’un avenir sombre pour l’Europe.
L’an passé, le romancier et essayiste allemand Hans Magnus Enzensberger publiait un court essai* dont on ne peut que constater la pertinence : “
Dans l’Union européenne, écrit-il, le Parlement est certes élu, mais il n’a pas l’initiative des lois. Cette initiative est la prérogative de la Commission. Or la Commission est l’institution dans laquelle la légitimation démocratique a été finalement déboulonnée : travaille là un appareil non élu, qu’aucun vote ne peut mettre en échec.”
De fait, lorsque les gouvernements de l’Union ont demandé aux peuples leur avis sur les traités de Maastricht et de Lisbonne (neuf fois), la réponse a toujours été “non”.
Quant à l’administration de l’Union, son credo économique peut se résumer à une phrase : “Il n’y a pas d’alternative à ce que nous décidons.” De la Hongrie, dont la fascisation du régime ne semble pas gêner outre mesure, même si la Commission exprime de-ci, de-là son malaise, surtout sur les volets économiques, à la Grèce qui plonge dans le chaos, en passant par une récession et un chômage exponentiels dans toute l’Union, les résultats sont probants.
En France, un possible candidat à la présidentielle entend faire constamment appel au peuple par voie référendaire. Sur des questions essentielles, comme la radiation des chômeurs récalcitrants et des réformes constitutionnelles pour pouvoir expulser au plus vite les étrangers. Il est étrange que ce visionnaire sincère et courageux mette son veto lorsque l’un de ses homologues veut lui aussi organiser une consultation populaire. Certes sur un problème moins crucial, puisqu’il ne s’agit après tout pour les Grecs comme on le voit aujourd’hui, que d’une vulgaire question de vie ou de mort.
Dans son essai, Enzensberger, qui a exploré minutieusement les mécanismes de l’usine à gaz européenne, démontre comment l’Union creuse en toute bonne conscience la tombe de la démocratie en Europe. Avant de conclure, pas franchement optimiste, mais à tout le moins lucide : “Tous les empires de l’histoire n’ont eu droit qu’à des cycles actifs de durée limitée, jusqu’au jour où leur extension et leurs contradictions internes les conduisent à l’échec.”
Alain Dreyfus
* Le Doux Monstre de Bruxelles ou l’Europe sous tutelle (Gallimard), 88 pages, 7,50 euros
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