[Où va le monde ? #2] Chaque semaine, Les Inrockuptibles publient un entretien afin d’interroger les mutations en cours, et irréversibles, de la société suite au coronavirus. La philosophe et professeure Barbara Stiegler, théoricienne de la pensée néolibérale, autrice du récent Du cap aux grèves, critique la gestion de la crise sanitaire par le gouvernement et s’inquiète des effets délétères de la dématérialisation. Entretien avec une défenseure de la pensée critique dont l’engagement croise plusieurs interrogations actuelles, en particulier dans la grève qu’elle mène à l’université.
Alors que la crise sanitaire semble s’être installée pour durer, et que la perspective d’autres catastrophes obscurcit l’avenir, jamais peut-être l’injonction néolibérale à s’adapter n’a été aussi forte, effaçant toutes les alternatives possibles. C’est dire si Barbara Stiegler a été visionnaire en publiant en 2019 son livre sur la généalogie du néolibéralisme contemporain, “Il faut s’adapter” – Sur un nouvel impératif politique (Gallimard).
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La philosophe spécialiste de Nietzsche, enseignante à l’université de Bordeaux où elle est responsable du master Soin, éthique et santé, a fait récemment paraître Du cap aux grèves (Verdier), un récit vibrant de son engagement avec les Gilets jaunes, puis avec les grévistes contre la réforme des retraites. Désormais impliquée dans une grève paradoxale qui consiste à aller voir ses étudiant·es dans une université vide, “alors que tout est fait pour qu’on les laisse tomber”, elle s’érige contre les injonctions contradictoires du gouvernement qui conduisent au sacrifice d’“une génération entière”.
Depuis le 30 octobre, nous sommes à nouveau confiné·es, avec attestation obligatoire et limite kilométrique pour les déplacements. Que vous inspire cette gestion de crise et la pluie de météores d’interventions étatiques depuis mars 2020 ?
Barbara Stiegler — Ce reconfinement est un immense aveu d’échec de la part de ceux qui nous gouvernent. Eux-mêmes s’étaient engagés à ne plus y recourir. L’effet de surprise et de déni de la première fois ne peut plus, cette fois, être plaidé. Pendant que des dizaines de milliards ont été dépensées pour un hypothétique plan de relance, poursuivant exactement la même logique que celle des politiques fiscales favorables aux grandes entreprises, rien n’a été fait pour réarmer le système hospitalier et mettre au point une véritable stratégie de santé publique face à ce virus. Bien plus, la loi de finances de la Sécurité sociale pour 2021 poursuit la logique austéritaire pour l’hôpital.
Mais peut-on vraiment dire que le gouvernement n’a rien fait ? N’est-il pas au contraire constamment occupé depuis mars à gérer cette crise ?
Vous avez raison, le gouvernement a été très actif, car il a en fait continué à appliquer son programme. Alors que la crise sanitaire lui opposait un démenti cinglant, il a poursuivi la destruction de l’hôpital, en supprimant des lits, et il a continué à maltraiter son personnel et à mépriser ses revendications. Dès le mois de mai, les managers ont un peu partout repris la main sur les soignants, et le Ségur de la santé, avec sa logique de primes et de médailles aux plus méritants, a semé la division. La déception a été immense et elle a provoqué des démissions et des burn-out en masse, s’ajoutant aux graves effets collatéraux du premier confinement.
Avec le confinement, puis l’annonce d’un stop-and-go permanent, la santé des Français s’est profondément détériorée, créant d’innombrables victimes dans le domaine de la santé mentale et des maladies chroniques. Pendant ce temps, rien n’a été fait pour porter secours aux personnes vulnérables à ce virus, qu’on a continué à abandonner à elles-mêmes, tantôt contraintes d’aller au travail sans protection, tantôt confinées dans des logements exigus avec des porteurs sains, tantôt isolées et très éloignées des services de soin. Rien d’étonnant, dès lors, si ces patients affluent aujourd’hui dans les services d’urgence eux-mêmes submergés, ce qui produit un cercle vicieux dont on ne voit pas la fin.
“Cet enfermement de toute une population conduit à détruire progressivement la société en s’attaquant à tous ses organes vitaux en même temps”
Vous contestez donc le confinement ?
L’unique forme de prévention que connaisse ce pouvoir – celui de “bloquer la circulation du virus” en enfermant la population et en la contraignant à une vie numérique sur écran – est à la fois inefficace et destructrice. Inefficace, puisque les contaminations continuent et que l’absence de stratégie sur les tests se révèle aussi calamiteuse que la gestion des masques au printemps dernier. Destructrice, puisque cet enfermement de toute une population conduit à détruire progressivement la société en s’attaquant à tous ses organes vitaux en même temps : l’éducation, la culture, la recherche, la vie politique, les échanges sociaux et affectifs, le commerce, l’économie réelle et la santé publique elle-même.
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Partagez-vous l’exaspération d’une partie de la société à l’égard du fait que le pouvoir décide seul de ce qui est “essentiel” et “non-essentiel” ? L’arrêt complet du secteur culturel, par exemple, est-il arbitraire à vos yeux ?
Il s’agit là, bien évidemment, d’un basculement spectaculaire dans l’arbitraire. L’état d’exception qui nous a été imposé au nom du virus rend légalement possible qu’un seul individu, le président de la République, aidé de son obscur “Conseil de défense”, décide si les livres sont ou non des biens aussi “essentiels” que les cigarettes ou les boissons sucrées. Cette situation effarante conduit le pouvoir à devoir établir une liste de courses autorisées et à se demander si les layettes ou le maquillage peuvent y figurer.
Dans ce contexte ubuesque, l’arrêt complet du secteur culturel, qui rejette massivement aujourd’hui et à raison le basculement dans le tout-numérique et dans l’e-commerce, nous rappelle que la culture n’est pas d’abord un simple “plaisir” qu’un « président philosophe” pourrait nous demander de différer jusqu’à l’été prochain et à notre délivrance par un supposé vaccin, horizon fantasmatique que rien ne permet d’étayer sérieusement d’un point de vue scientifique. Ce que nous sommes en train de comprendre, c’est que la culture est l’un des organes vitaux de toute vie sociale et toute communauté politique, et que pour les néolibéraux qui nous gouvernent, elle n’est qu’un produit de consommation inessentiel.
“Les citoyens ne savent pas comment riposter, car ils sont soumis à un chantage perpétuel de vie ou de mort, qui empêche toute autonomie de pensée”
Pensez-vous que le gouvernement pourra continuer encore longtemps à profiter du caractère tétanisant de cette crise sanitaire pour accentuer sa politique néolibérale ?
La réponse à cette question n’est pas simple. Le pouvoir néolibéral qui gouverne en France depuis des années a d’abord été désarçonné par l’arrivée du virus, qui mettait en cause le dogme de la mondialisation. Rappelons que le 6 mars 2020, Emmanuel Macron va au théâtre et demande aux Français de ne rien changer à leurs habitudes de vie. Il est alors dans la même posture de déni que Trump ou Johnson. Ce n’est que quand il prend conscience qu’il y a un problème de saturation de l’hôpital, dont il est largement responsable, qu’il change son fusil d’épaule. Il comprend alors que c’est une occasion inespérée de relégitimation, mais à condition d’inverser les responsabilités.
Alors que les citoyens sont victimes de l’incurie des gouvernants, le coupable deviendra le “relâchement des Français”, et la victime sera le gouvernement lui-même, auquel on tente de désobéir. Macron s’érige alors en chef de guerre, en monarque et en tyran décidant de l’essentiel et de l’inessentiel. Ce que fera à sa suite une immense armée de petits chefs agissant un peu partout dans le pays. A coups de gel hydroalcoolique, de consignes sanitaires et de réunions Zoom à huis clos, ils imposeront une autorité qui tendait un peu partout à être contestée.
Reste à savoir si notre état de sidération va durer. Pour l’essentiel, les citoyens ne savent pas comment riposter, car ils sont soumis à un chantage perpétuel de vie ou de mort, qui empêche toute autonomie de pensée. Mais ils sont surtout empêchés de penser par l’isolement et le tête-à-tête permanent avec leur écran. C’est pourquoi il est fondamental que tous ceux qui peuvent s’exprimer publiquement le fassent pour rappeler notre droit fondamental à nous rassembler pour penser ensemble et délibérer, y compris quand circule un virus.
Craignez-vous que la passivité l’emporte dans la société sous les effets de ce chantage ?
Oui, car il y a une manipulation quotidienne des données dont nous disposons sur cette crise. On nous dit par exemple que les universités sont un nid de clusters, alors que dans les lycées et les écoles, tout serait sous contrôle. Pendant que nos étudiants sont abandonnés à la solitude et aux écrans, les étudiants de classes préparatoires sont choyés par leurs enseignants.
Cette injustice flagrante montre que, comme la culture, l’Université n’a aucune valeur pour ce gouvernement, sinon comme un portail numérique distribuant des capsules à ses usagers comme on vend des produits. Mieux, la fermeture des universités, comme celle des théâtres et des réunions publiques, permet d’éviter que les campus se mobilisent et que la pensée critique s’organise pour penser la crise.
Ce pouvoir va même jusqu’à criminaliser les chercheurs, accusés de complicité avec les terroristes, sans que personne ne s’en émeuve outre mesure. Qu’Emmanuel Macron, seul, ait décidé de fermer pendant six mois toutes les universités de France et qu’il les referme aujourd’hui, au moment même où il fait adopter une loi mettant la recherche sous le contrôle du monde économique et politique (la Loi de programmation de la recherche, LPR, pour les années 2021-2030 – ndlr), ne semble choquer personne.
C’est pourtant un scandale d’Etat et l’une des pires attaques qui nous aient été portées. Pourquoi le monde du livre et celui de la culture arrivent à se faire entendre, alors que le sort de l’Université suscite l’indifférence générale ? Cela dit quelque chose, je pense, de l’état de déliquescence de la pensée critique dans ce pays.
La dématérialisation peut aussi avoir des effets très graves sur le rapport au savoir. Au lieu de recevoir un savoir partagé, l’usager étudiant capitalisera des données sans jamais participer à un travail critique collectif
Quels effets redoutez-vous de cette dématérialisation qui tend à se développer ?
A l’université, les campus risquent de se vider, comme c’est déjà le cas en Sciences de la vie et de la santé. Les étudiants seront condamnés à consommer des capsules vidéo et n’assisteront plus aux cours. Une logique dite “asynchrone”, pour reprendre l’affreuse novlangue du “distanciel”, du “présentiel” et de “l’hybride”, menace de se développer. Cela veut dire que chacun fera désormais ce qu’il veut quand il veut. La vie étudiante en sera déstructurée, et la jeunesse ne connaîtra plus de temps social partagé.
Une fois les campus vidés, il n’y aura plus non plus de processus de politisation, pourtant essentiels pour transformer les colères de la jeunesse en politique et pour faire entrer les étudiants dans la Cité, surtout à l’heure où se constituent des bulles tribales sur les réseaux sociaux, qui sont aussi délétères pour la sécurité et la santé mentale que pour la démocratie. Sans ces temps sociaux assurés par les institutions, on risque de produire un délitement généralisé de la société, conduisant à des phénomènes de sécession très dangereux. La dématérialisation peut aussi avoir des effets très graves sur le rapport au savoir. Au lieu de recevoir un savoir partagé, l’usager étudiant capitalisera des données sans jamais participer à un travail critique collectif.
Vous plaidez donc pour une université ouverte ?
Face à ces périls, l’université se trouve en effet à la croisée des chemins : soit elle se referme et se détruit en empruntant le virage numérique et en devenant une plateforme à distribuer des capsules pour foyers confinés ; soit elle garde sa plus haute ambition, celle de jouer un rôle républicain et démocratique dans notre pays. Les enjeux sont énormes. Je ne peux accepter qu’au nom d’un risque sanitaire – que je ne nie pas, mais qu’il faut mettre en perspective face à tous les autres risques qui nous menacent – on détruise tout simplement l’Université et qu’on sacrifie une génération entière.
“A l’heure où je vous parle, nous avons le droit de nous réunir à l’université et de recevoir nos étudiants en difficulté. Pourquoi tout le monde a-t-il quitté le navire ?”
C’est le sens actuel de ma grève. Elle ne consiste pas à cesser de travailler, mais à reconquérir le droit de travailler collectivement, avec mes étudiants et mes collègues. C’est un combat très éprouvant mais que nous avons le devoir historique de mener tous ensemble. Il n’implique pas nécessairement de passer à la désobéissance civile. Depuis le mois de mars, le simple respect du droit peut nous servir à lutter contre la servitude volontaire qui s’est emparée de beaucoup de nos contemporains.
Ainsi, à l’heure où je vous parle, nous avons le droit de nous réunir à l’université et de recevoir nos étudiants en difficulté. Pourquoi tout le monde a-t-il quitté le navire ? Est-ce par peur du virus, par crainte d’être mal vu ou parce qu’une majorité de chercheurs et d’étudiants ne croient plus au collectif ? Sûrement un mélange de toutes ces raisons à la fois, mais qui risque de nous être fatal.
Vous utilisez le terme de “novlangue”. Comme Sandra Lucbert dans son livre Personne ne sort les fusils, pensez-vous que la “Langue du Capitalisme Néolibéral” (LCN) a pour effet de neutraliser la colère sociale ?
Je partage sans réserve cette idée qui retrouve la démonstration de Victor Klemperer (philologue allemand auteur d’un essai sur la novlangue nazie, LTI, la langue du IIIe Reich, en 1947 – ndlr). La gouvernementalité néolibérale n’a pas du tout besoin d’une stratégie consciente ou délibérée. Elle s’impose le plus souvent par une transformation du lexique tellement insidieuse qu’on en reprend nous-mêmes les mots et les tournures. Dès que l’on dit “présentiel” et “distanciel”, termes que je refuse absolument d’utiliser, on se trouve ainsi contaminé par une logique, sans même s’en rendre compte.
“C’est tout un ordre symbolique qu’on a construit pendant des décennies et que certains veulent conserver à tout prix. Ceux-ci sont les véritables réactionnaires”
Le cours, qui implique la présence du groupe, devient une option facultative, pas plus légitime que le “distanciel”, qui acquiert ainsi, à bas bruit, ses lettres de noblesse. Reprenant ces termes par contamination, on se met à penser dans la langue du pouvoir, dont l’Université a pourtant le devoir de faire la critique. Mais aussi la littérature et tous les espaces publics censés favoriser une pensée libre.
Dans le champ de ruines qui nous menace, il y a sur ce point quelques lueurs d’espoir. Cette guérilla sur le sens des mots est désormais l’affaire commune de plus en plus de chercheurs et d’écrivains d’aujourd’hui, ce qui m’aide à me sentir moins seule. Je pense à Sandra Lucbert, mais aussi à Johann Chapoutot ou à Stéphane Velut, qui tous mènent le même travail de démontage de cette nouvelle langue et de ses effets destructeurs.
Cette bataille montre bien que le néolibéralisme n’est pas que pur déterminisme économiciste, que c’est une affaire de langue, de rapport au temps, d’univers mental et d’imaginaire, ce que je montrais déjà dans “Il faut s’adapter” (Gallimard, 2019 – ndlr). C’est tout un ordre symbolique qu’on a construit pendant des décennies et que certains veulent conserver à tout prix. Ceux-ci sont les véritables réactionnaires, les conservateurs prêts à défendre l’ancien monde, y compris par la répression armée.
D’autres, l’immense majorité des gens, n’en veulent plus, et c’est pourquoi nous sommes dans une époque potentiellement révolutionnaire. Reste à savoir comment passer à l’acte sans sombrer dans la violence. C’est la question que je me pose dans Du cap aux grèves, et que je dois me reposer aujourd’hui sur nouveaux frais dans la situation quasi carcérale qui nous est imposée, celle d’une grève confinée à durée indéterminée.
Du cap aux grèves – Récit d’une mobilisation. 17 novembre 2018-17 mars 2020 (Verdier), 144 p., 7 €
Extrait
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