Si le concept de la fracture sociale a pour l’instant disparu du vocabulaire politique, son ampleur croissante au sein de la société française inquiète sociologues et géographes.
Mieux que les politiques, les sciences sociales savent révéler les lignes invisibles qui traversent la société. Dans Le Destin des générations, le sociologue Louis Chauvel estime que « notre crise sociale est en particulier une crise de la représentation de nos réalités sociales ».
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Pour intervenir politiquement sur le réel, encore faut-il d’abord porter un regard juste et précis sur ce qui l’anime. Un constat partagé par le géographe Christophe Guilluy, lui aussi soucieux de mettre à plat les lignes de fracture cachées de la société française.
Fracture ? Un peu disparu du vocabulaire politique depuis la fin de la campagne électorale de 1995, où Chirac l’avait instrumentalisé, le terme refait surface aujourd’hui en offrant de multiples éclairages sur les inégalités sociales, territoriales, économiques et culturelles.
Pour Guilluy, la géographie permet de prendre la mesure des « conflictualités qu’une doxa dominante refuse de prendre en compte ».
La nouvelle donne du paysage social français : sa dominante pavillonnaire
La représentation classique de la société opposant les banlieues aux autres territoires lui semble dépassée. Plutôt que de se focaliser sur les ghettos (qu’au passage, il minimise de manière un peu rapide), le géographe insiste sur le changement crucial du paysage social de la France : sa nouvelle dominante pavillonnaire.
La majorité des ouvriers, des employés et des ménages modestes vivent désormais sur des territoires périurbains, industriels et ruraux, à l’écart des lieux de pouvoir économique et culturel ; « c’est dans cette France périphérique qu’émerge la nouvelle sociologie de la France populaire, qui trace de nouvelles lignes de fractures politiques. »
Ces couches populaires sont les grandes perdantes de ce qu’un autre géographe, Michel Lussault, appelle « la lutte des places ». Car la réalité des pratiques d’évitement résidentiel ou scolaire, déjà analysées par Eric Maurin (Le Ghetto français) creuse une profonde plaie sociale : la tentation du séparatisme. «
Tout se passe comme si l’on acceptait le principe du ‘vivre ensemble’ mais sur des territoires séparés, surtout pour les catégories aisées. »
Reléguée, livrée à elle-même, cette France périphérique subit de plein fouet les effets de la mondialisation : la fracture sociale s’élargit dans cette France-là.
Stagnation du niveau de vie, hausse du prix du logement, mobilité sociale bloquée
Pour Louis Chauvel, centrée sur cette question fondamentale et pourtant minorée dans le débat public, cette faille s’incarne, au-delà des territoires, dans le « déclassement générationnel ».
Dénonçant » l’incapacité française à prendre à bras le corps le problème, soit par déni de la réalité, soit par incapacité cognitive à comprendre la complexité des effets longitudinaux de génération », Chauvel analyse les mécanismes et les effets du chômage de masse sur les jeunes, la stagnation de leur niveau de vie, la hausse du prix du logement, la mobilité sociale bloquée…
Et l’auteur d’afficher son scepticisme quant à la possibilité que les catégories les plus puissantes fassent des sacrifices pour éviter le « déclassement systémique » des jeunes générations. Le « complexe de Kronos » – du nom de ce dieu grec qui dévora ses enfants – mine une société française dont les fractures se creusent dans une forme de cécité généralisée et d’impuissance politique larvée.
Jean-Marie Durand
Fractures françaises, de Christophe Guilluy (François Bourin éditeur), 196 pages, 19€; Le Destin des générations, de Louis Chauvel (PUF), 456 pages, 19€.
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