Certain(e)s transforment des gens en meubles et en tirent du plaisir sexuel. Ce sont les forniphiles, inventeurs d’un drôle de jeu de rôle BDSM.
Sacha aime transformer des gens en meubles. Femmes, hommes, peu importe. En meubles ? Oui, tendance table basse. La méthode est à la fois simple et inventive : Sacha met la personne nue dans la position requise, disons à quatre pattes, l’enroule de cellophane bien serré, et la laisse dans cette posture pour une durée préétablie. Il nous raconte tout ça en souriant, décomplexé, passionné même par son kink, sa pratique sexuelle “hors norme”, sous-catégorie du BDSM et donc très éloignée de ce “sexe vanille” conventionnel qui ne convoque pas le jeu de rôle pour atteindre l’orgasme.
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“Le but est de faire croire à un sortilège, de condamner quelqu’un à quelque chose, comme dans un conte.” Pas étonnant que tout se soit joué en un “abracadabra” lâché lors d’un jeu d’enfant. “Je devais avoir 12 ans, j’étais un chevalier et elle une magicienne. A un moment, j’ai dit quelque chose qui l’a chiffonnée car elle s’est retournée et m’a lancée ‘Abracadabra, je te transforme en siège’. Je me suis immédiatement mis en position fœtale au sol. Elle s’est assise sur ma hanche et j’ai eu une érection. Bien entendu, j’étais déstabilisé, ça me gênait, j’avais peur, je l’ai refoulé”, se souvient-il aujourd’hui, à 42 ans, face à son café allongé, en marcel blanc.
“Comme un gros nem avec une bouche !”
Mais son premier émoi sexuel reste intrinsèquement lié à cette injonction à devenir meuble. Les années passent, Sacha s’intéresse de près au sexe, jusqu’à fréquenter des clubs libertins. Un jour, alors que sa petite amie lui pratique une fellation, il l’enroule et l’immobilise dans la couette, spontanément. “Comme un gros nem avec une bouche !” Leur affaire terminée, les deux tourtereaux en parlent et s’aperçoivent que cette position imprévue les a surexcités. Sacha ne sait pas ce qu’il a, jusqu’au jour où il découvre un manga étrange mettant en scène une chaise avec des yeux sur le site Deviant Art. “Le mec citait Jeff Gord. Je l’ai donc cherché sur internet et là j’ai découvert son site House of Gord et le mot forniphilie. C’est comme un homosexuel refoulé qui prendrait conscience de son homosexualité. C’est tout naturel.”
House of Gord regorge de femmes-arrosoirs, de femmes-girouettes, de femmes-lustres, de femmes-bars américains, de femmes-tables de chevet et on en passe. Cet ingénieur américain spécialisé dans les métaux s’est lancé dans ces structures sexuelles dès les années 1980, avec force ingéniosité, créant au passage le mot-valise “forniphilie” en compressant les termes “furniture”, “fornification” et “philie”. “J’ai grandi en pensant que j’allais devenir un fou jusqu’à ce que je découvre – dans le magazine Bizarre – les dessins de Stanton et de Jim, des artistes spécialisés dans les bondage ‘utilitaires’ de filles transformées en guéridon et en chandelier. Plus tard, j’ai vu le film Orange mécanique, avec ses femmes-tables et ses femmes-fontaines-d’alcool. Je n’étais donc pas le seul avec des fantasmes étranges !?”, confiait-il en 2007 au site Social Kink.
“Pour concevoir une femme-chaise, j’ai fait appel à un chirurgien spécialisé en orthopédie : il fallait que je puisse m’asseoir sur Blanche sans l’étouffer, ni lui couper la circulation sanguine, ni lui abîmer les lombaires”
Et d’ajouter : “La valeur d’usage d’une femme nécessite tout de même quelques solides aménagements : il faut veiller à ce que son piédestal soit stable et confortable pour qu’elle puisse servir une heure ou deux sans souffrir. Un exemple ? Pour concevoir une femme-chaise, j’ai fait appel à un chirurgien spécialisé en orthopédie : il fallait que je puisse m’asseoir sur Blanche sans l’étouffer, ni lui couper la circulation sanguine, ni lui abîmer les lombaires.”
Dater cette pratique s’avère impossible. On en trouve des traces chez Sade qui, dans Histoire de Juliette ou les Propriétés du Vice (1799), meuble de femmes nues le salon du personnage anthropophage Minski. D’aucuns citent la nouvelle “La Chaise humaine” de l’écrivain japonais Edogawa Ranpo (1925) ou encore Yapou, bétail humain de Shozo Numa, qui met en scène des humains devenant par amour des baignoires ou des sacs à main.
A quel moment le sexe entre-t-il en jeu ?
Au Japon toujours, le studio X Soft on Demand a produit beaucoup de films forniphiles, dont Japanese Furniture Girls en 2008. “Avez-vous jamais eu envie d’un fauteuil bien chaud avec de gros seins ? D’une lampe douce et silencieuse que vous pouvez fourrer des heures durant ? Ou d’un urinoir qui boive votre pisse et vous rince en vous léchant ?”, annoncent-ils en guise de teaser. Les films montrent de jeunes filles immobiles dans des positions à première vue très inconfortables mimant une lampe, un lampadaire, une table à manger, avec plus ou moins d’ampoules, de nappes, de cordes… bref d’accessoires censés accentuer le côté “on dirait que tu serais…”
La réalisatrice américaine de films X lesbiens SM Maria Beatty nous indique avoir, elle, découvert l’art de la forniphilie au détour d’une photo de 1976 signée Helmut Newton, Saddle I. Une femme y pose à quatre pattes sur un lit, une selle de cheval Hermès sur le dos, des bottes au pied, la braise dans le regard.
Mais alors, à quel moment le sexe entre-t-il en jeu ? En quoi se faire passer pour une lampe est-il source d’érotisme ? Une fois sa/son dominé.e placé.e dans la position du meuble, Sacha agit comme tel : il éteint la lumière, ferme la porte, va faire ses courses, revient, pose ses pieds ou un café bien chaud sur sa fausse table, se branle un coup si l’envie lui prend, mate la télé, etc. Une fois le jeu terminé, Sacha libère son/sa partenaire, moment qui peut se révéler très érotique tant le sortir du cocon s’accompagne de retrouvailles avec de multiples sensations corporelles. Certains couchent quand même pendant, d’autres après, c’est selon.
“On va encore plus loin que l’animal”
Mais l’excitation de tous les forniphiles se niche dans l’abandon qu’implique la pratique. “Il s’agit d’être privé de ses pouvoirs d’humain, notamment du langage, de la mobilité. C’est le plaisir d’être réduit à l’inanimé, de pouvoir tout lâcher. On va encore plus loin que l’animal, explique Sacha. Les soumis accèdent ainsi au subspace, cet état second où tu es à mi-chemin entre ton corps et le dehors. Tu planes en toi sans drogue. Tu lâches la rampe de toi-même ! C’est un saint graal pour certains qui relâchent une tension énorme. Changer de condition, c’est de l’évasion. Tu pars si loin que ça te fait des vacances mentales !”
On pense au vacuum bed, un kink consistant à placer une personne, visage compris, dans un lit en latex duquel l’air est retiré à l’aide d’un aspirateur. La personne se retrouve à devoir respirer par un tube en plastique. “C’est tout de même plus ‘thanatos’, estime Sacha. Mais, de la même façon qu’avec la forniphilie, c’est un délire de fœtus, tu te retrouves dans la matrice.”
“A l’instar du SM, dont elle constitue une déclinaison, la forniphilie repose sur un rapport de force et de domination qui déjoue les normes de genre” Agnès Giard, anthropologue
Sacha ne laisse généralement dépasser que la bouche et le nez. “Tu es anonymisé, tu n’es plus Samantha, tu es ‘s’”. Tout n’est qu’une question de lâcher-prise extrême, terrain propice à la jouissance. “Pour bien ‘jouer son rôle’, l’être doit s’effacer derrière la fonction de meuble, muter en chose aveugle et inconsciente, se faire invisible et silencieux jusqu’à jouir de n’être plus qu’utilisé, manipulé, transformé en support de gestes sans affects. La forniphilie, c’est la tentation du non-être”, analyse Agnès Giard, anthropologue à l’université de Nanterre.
Pourtant, la prédominance de femmes dans le rôle du meuble, de l’objet, alerte sur l’éventuelle dimension misogyne de la pratique. Chez Jeff Gord, les modèles semblent réduites à des pantins désarticulés, déformés, bâillonnées, enfermés dans des boîtes tout en étant pénétrés par des godes-machines. “A l’instar du SM, dont elle constitue une déclinaison, la forniphilie repose sur un rapport de force et de domination qui déjoue les normes de genre, rappelle Agnès Giard. La personne qui domine (qui utilise un meuble humain) peut très bien être une femme et transformer son ou sa partenaire en repose-pied, en tabouret, en tapis de bain et en descente de lit pour leur plaisir partagé.”
“C’est du saut à l’élastique de l’humiliation”
Sacha l’affirme : la pratique est autant hétéro que gay, n’implique chez lui aucune volonté de souffrance mais, bien au contraire, un contrat de confiance et de sécurité à respecter, et les rôles peuvent s’interchanger selon les envies. “Aucune femme ne tolérerait d’être un urinoir pour un homme si elle n’est pas consciente que c’est un jeu. C’est du saut à l’élastique de l’humiliation. A la fin, on se fait un gros câlin et on se dit : ‘alors ça t’a plu ?”, assure-t-il.
Même discours chez la photographe Romy Alizée, qui a créé une table d’hommes pour la journée-dédicace de son livre… et qui s’est assise sur Sacha pour illustrer cet article : “Je pense que beaucoup d’hommes sont adeptes de la forniphilie, en tant que soumis bien sûr. En tout cas, pour mes images, j’en ai rencontré plusieurs et j’aurais tendance à trouver ça bien plus sexy quand c’est une femme qui s’assoit sur un homme. En outre, mes meubles humains ont été d’une docilité incroyable !”
“Faire de soi-même un objet passif ? Scandale. La forniphilie, de ce point de vue, est un acte hautement transgressif, donc jouissif”
Ancien ingénieur en écologie, Sacha a fini par tout lâcher pour se consacrer à sa deuxième passion : l’exploration sexuelle. Il anime donc des ateliers en public et en privé, forniphiles mais pas que. “Des femmes viennent me demander des scénarios qu’elles ne se voient pas vivre avec leurs maris. Se faire chier dans la bouche par exemple…” En privé, Sacha sépare le sexe de l’amour, ne jouit pas uniquement dans un cadre forniphilique mais continue d’en développer la maîtrise comme s’il s’agissait d’un art à part entière, avec pour objectif un mieux-être collectif.
Si Maria Beatty y voit une “pratique consumériste bourgeoise” visant à “glorifier ‘l’objet’ devenu produit et utilisé comme tel”, Agnès Giard, elle, n’est pas d’accord : “C’est une issue de secours précieuse, dans le cadre idéologique des sociétés dites individualistes qui désignent la perte de contrôle comme une ‘aliénation’ coupable. Dans l’Occident contemporain, la valeur de l’individu est liée à sa capacité d’être sujet libre, autonome et responsable. Faire de soi-même un objet passif ? Scandale. La forniphilie, de ce point de vue, est un acte hautement transgressif, donc jouissif.”
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